Journal dde.crisis de Philippe Grasset
4 août 2025 (19H00) – ll est toujours intéressant de rencontrer un philosophe qui plaisante, qui sarcasme, qui ne prend rien au sérieux, qui s'amuse bien de la profonde inexplicabilité des choses. Lorsqu'il rencontre un personnage hors du commun, il s'interroge en riant sous cape ("Ce type est-il complètement, à moitié ou un tiers dingue ?"). Quand c'est un SDF du coin, ce n'est pas trop gravissime ; quand c'est le président des États-Unis, il y a de quoi réfléchir...
Le philosophe, c'est Douguine. Vous le connaissez, torturé, fièvreux, se perdant avec un délice sérieux dans les labyrinthe de la construction d'un monde nouveau, patriote ardent pour la Sainte-Russie, – Douguine, Russe et bien Russe, qu'on ne s'attend certainement pas à voir pratiquer une sorte d'humour à froid, une ironie pratiquée sans sourire, presque "à la française" du temps où la France existait encore. Ici, avec Trump, c'est bel et bien le cas : la chaos, certes, mais le chaos cosmique, sans limite, décrit avec une sorte de retenue comme un clin d'œil discret. En lisant ce "A propos" qui n'est rien de moins qu'un portrait de l'animal, on obtient en prime un portrait bien inattendu de Douguine. La surprise est de bon goût.
Il faut se rappeler que, jusqu'alors, Trump était pris au sérieux par Douguine, qui s'acharnait à décortiquer le personnage à la lumière d'une sorte d'eschatologie aussi vaste que les infiniment vastes espaces russes ; tout cela, bien entendu, dans le plus grand sérieux. Ici, le ton a changé et l'on est passé à une sorte de « Java du Diable » qui serait devenu une sorte de "Boogie-woogie de Dieu".
« On ne peut exclure qu'il se considère comme rien de moins qu'un "Dieu", et Netanyahou comme son "archange". »
Soit : comme je vous sens nerveux, je lui passe la plume. Son intervention est suivie, en soutien, d'une sorte de poème (en russe) d'une sorte de chroniqueur (russe) nommé ‘ WarGonzo'...
« A propos de Trump.D'un côté, son comportement paraît absurde, et l'est en partie. D'où la forte augmentation du caractère aléatoire et de la volatilité du système mondial dans son ensemble.
D'un autre côté, il ne correspond absolument pas à la logique alternative, au paléoconservatisme et à la technologie de droite (Mas-Til) énoncés dans le projet MAGA, qui pourraient être interprétés comme une transition de l'ordre globaliste vers un ordre multipolaire, avec des spécificités réalistes en matière de puissance, et une tentative de préserver le leadership des États-Unis dans le monde. C'est ainsi que tout a commencé, mais cela n'a pas duré longtemps. Une telle analyse n'est plus pertinente aujourd'hui, même si les échos individuels sont encore à peine perceptibles.
D'un autre côté encore, Trump a peut-être subi des transformations psychophysiques liées à l'âge, et notamment au stress des persécutions, de la campagne électorale et de la tentative d'assassinat. Il en est ressorti avec un ego considérablement élargi, autrefois impressionnant, et qui a maintenant dépassé ses limites. On ne peut exclure qu'il se considère comme rien de moins qu'un « Dieu », et Netanyahou comme son « archange ». Dans ce cas, tous les autres ne sont même pas des humains, mais des vers.
D'un dernier côté enfin, Trump fait preuve d'une impudence narcissique. C'est une sorte de politique pour les "plus de 16 ans". Chaque chose est appelée par son nom, sans ambiguïté – avec franchise et cynisme. L'Occident, ce sont les États-Unis et leurs vassaux. Biden et les mondialistes ont présenté cela avec imprécision. Ces vassaux étaient qualifiés de « partenaires » du multilatéralisme, de « camarades de démocratie et de progrès ». Trump fait fi de ces formalités : « Rappelle-moi, ici, dans mon bureau, pour que je m'assoie. » Et Rutte, Ursula van der Leyen ou Keir Starmer doivent demander à papa de les gratter derrière l'oreille. Trump se comporte comme un papa impudent. C'est toute l'histoire des droits de douane. L'UE n'a pas de personnalité juridique. C'est le personnel. Quiconque peut faire ce qu'il fait. L'Europe n'est qu'un contractant pour les États-Unis. Et avant Trump, et maintenant, et après. Mais Trump rejette la censure. Il ne négocie pas avec l'UE, il réduit les coûts, diminue les primes et redistribue la charge entre les ministères. Il est encore plus cynique avec les autres régimes pro-occidentaux. Il les frappe comme un berger, les contrôlant à coups de claques, sans même crier. Il se contente de frapper les dirigeants africains.
D'un autre côté, Trump a conservé quelques vestiges de rationalité. C'est pourquoi il craint sérieusement les BRICS, craint la Chine et est extrêmement irrité par la Russie. Les BRICS sont collectivement plus forts que Trump, et s'ils décident de le mettre dans une position inconfortable... Trump le sait et en est très mécontent. Mais ce sera pire pour ceux des BRICS qui sont prêts à servir Trump. Il ne s'en mêlera pas.
La Chine est une force indépendante et ne répond pas aux ordres de son « papa ». Et là, Trump a un problème : si je ne suis pas « Dieu », alors quelqu'un d'autre l'est, et il est possible que ce soit la Chine. Dangereux. Mais le « Taïwan » occidental résoudra tout.
Et enfin, la Russie. Trump estime que nous sommes quasiment nuls économiquement, et que nous ne sommes pas très bons non plus politiquement et psychologiquement. Or, il y a un dur à cuire, Vladimir Poutine, avec qui il faut compter. Tout le reste pourrait être ignoré et soumis à un langage de commandement. Mais pas avec Poutine. Trump a peut-être été offensé par Medvedev. Dans l'univers Marvel de Trump, la Russie est un territoire inhabité, habité uniquement par Poutine. Et puis quelqu'un d'autre crie. Réponse : deux sous-marins nucléaires se précipitent vers les côtes russes à la veille du 8 août. L'ultimatum lancé à Poutine est : « Rappelez-moi. » On ne parle pas comme ça à des durs à cuire. Ils peuvent réagir. Mais cela n'est pas censé arriver.
Dans l'ensemble, bien sûr, c'est le chaos, la planète est en ébullition. Mais il reste aussi quelques traces logiques résiduelles sur l'eau. »
Pour suivre donc, cette espèce de "poème" à la gloire factice de Trump, que Douguine a placé pour se bien faire comprendre, comme un philosophe devenu à la fois plaisantin, et à la fois assuré qu'en étant plaisantin on côtoie la vérité-de-situation et, par moment, on l'exprime. (A vous de la trouver, non ?)
« Donald Trump, source de chaos mondialLes dernières actions de Trump rappellent le célèbre dicton : « Comment gouverner le monde sans attirer l'attention des bureaucrates ?» Chaque matin, la moitié de l'humanité se réveille avec la question : qu'a dit ou écrit de nouveau le président américain ?
Ses propos font fluctuer les indices, les taux de change et les prix de l'énergie. Difficile de trouver un média qui n'ait pas mentionné Trump au moins dix fois par jour. Si l'objectif de Trump est d'attirer constamment l'attention sur lui, il y parvient avec brio. Il est le champion incontesté de la planète.
Un monde particulier a émergé : la « réalité de Trump », qui ne coïncide que partiellement avec la réalité objective. Rappelons-nous au moins l'accord commercial entre les États-Unis et l'Union européenne.
Trump a habilement manipulé les Européens en imposant des droits de douane de 15% sur les marchandises importées d'Europe aux États-Unis. Alors qu'en sens inverse, les marchandises circulent sans droits de douane. Mais pour ce qui est de l'approvisionnement énergétique, c'est là que commence la science-fiction. L'Union européenne s'est engagée à importer du pétrole et du gaz américains pour 250 milliards de dollars par an. Aujourd'hui, les États-Unis exportent environ 170 milliards de dollars d'énergie vers le MONDE ENTIER, dont environ la moitié vers l'Europe. Les Européens n'ont pas besoin du volume d'approvisionnement prévu par l'accord, et les Américains n'ont pas de pétrole et de gaz à exporter pour ce montant. Ce n'est que du bluff.
Trump est fasciné par la magie… »
Résumé des chapitres précédents...
Car enfin, que faut-il penser de tout cela, qui nous dit des choses qui nous viennent naturellement à l'esprit, je veux dire des remarques de bon sens qualifiant le chaos trumpiste. On notera que Trump est finalement le dernier et le plus sérieux à prendre ce qu'il dit au sérieux, avec une foudroyante aisance : il dit "vert" avec une conviction absolue, superbe, – exactement comme il disait "jaune" trois minutes avant, exactement pour désigner la même chose avec la même couleur, sans daigner donner un instant à l'hésitation, avec une conviction tout aussi inébranlable.
Effectivement, comme dit le poète ‘ WarGonzo', il s'agit d'une sorte de "monde de Trump", une sorte de kaléidoscope aux multiples couleurs, lesquelles sont toutes interchangeables, – je veux dire que chaque couleur est une couleur en soi, et peu importe quelle couleur puisque tout à l'heure, elle ne sera plus la même. Cela vous paraît tourbillonnant ? Qui suis-je pour vous contredire ? Et d'ailleurs, pourquoi vous contredire puisque vous n'avez pas tort ?
« Un monde particulier a émergé : la "réalité de Trump", qui ne coïncide que partiellement avec la réalité objective. »
Même cette observation n'est pas assurée : comment peut-on parler d' « un monde particulier » ? Le "monde de Trump" étant, par essence sinon par décence, un monde multiple, changeant, comment accepter longtemps le qualificatif "particulier" qui implique naturellement quelque chose de spécifique, donc d'unique et de stable ? Tant il est vrai que, par instant, sans avertissement, "le monde de Trump" peut croiser le vrai-monde et peut-être s'y attarder... Finalement, on s'interroge : quelle importance accorder à tout cela ? L'on parle de chaos, sans originalité, – et alors ?!
Pourtant, il faut accorder de l'importance à cela, c'est pour le coup ma conviction... Que des choses si importantes (les affaires du monde, les affaires de l'Amérique) soient traitées comme des "choses sans importance", – c'est assurément d'une importance énorme !
Enfin, ne mesure-t-on pas l'aspect révolutionnaire de ces remarques ?! Tout cela implique que Trump 2.0, véritable président imposant sa marque volubile et son désordre multiple au lieu du Trump 1.0 (2016-2020) qui était manifestement perdu et naïf, fait du chaos une véritable spécificité, non pas sans but ni sans orientation, mais épousant tous les buts et toutes les orientations à tour de rôle, – et même, plus drôle encore, en même temps. Tout cela implique qu'il porte un coup fatal à deux grands traits de la politique américaniste-occidentaliste ( bloc-BAO) qui triomphaient depuis 1991, et encore plus impérativement depuis 2001.
Ce personnage par ailleurs vulgaire, assez infâme dans son passé et son présent, sans respect ni civilité, avec une courtoisie de rustre et une inculture presque affichée, met à mal deux grandes armes du Système et de ceux qui en font la promotion, des globalistes-sorosiens aux Woke people :
• D'une part, il s'avère qu'il est impossible à manipuler, à orienter, à manœuvrer et à désinformer/mésinformer. Comprenez-vous ? Il est comme un savon glissant sur le parquet savonné d'une salle de bain inondée : comment le saisir, le tenir fermement, pour le lancer dans cette direction et qu'il n'en dévie pas ?
• D'autre part, il s'avère également qu'il rend impossible la constitution d'un simulacre stable, bien ordonné. "Le monde de Trump" n'est pas du tout un simulacre sérieux, ni un spectacle qu'on peut donner en pâture à une société. Il est le contraire de ce que Fellini nous offrait dans son film ‘Prova d'orchestra'. Avant "l'ère Trump", manipulation et simulacre mettaient en place une fausse réalité qui prétendait imposer un ordre, – ordre faux et faussaire, mauvais, diabolique, – mais ordre tout de même.
"Le monde de Trump" pulvérise tout cela, et même s'il nous donne le chaos, l'essentiel est bien qu'il détruit l'ordre faussaire qui nous imposait un totalitarisme sans espoir (« Vous qui entrez, laissez toute espérance »). Fellini l'artiste savait bien qu'au chaos des interprètes laissés à eux-mêmes et à leurs instruments au nom de la "liberté" de ceux de Mai-68, il imposait l'ordre et l'autorité du chef d'orchestre qui entendait faire interpréter dans toute sa grandeur et sa beauté divine le ‘Gloria in Exelcis Deo' de Bach... Toutes ces choses (chefs d'orchestre, Bach) n'existaient plus dans le monde d'avant Trump 2.0 parce que ‘Prova d'orchestra' n'avait pas résisté au triste décès du grand Fellini. Le chaos du "monde de Trump" disperse furieusement le simulacre bien rangé que permet la manipulation. Avec lui, il n'y a plus besoin des conspirationnistes car l'objet accompli de la conspiration, installé depuis longtemps, est pulvérisé.
Avec Trump, il y a effectivement de quoi faire rire le philosophe, mais aux dépens du simulacre et de la manipulation. Trump est bien ce " cocktail-Molotov humain » lancé sur le Système, tel que l'avait défini Michael Moore en 2016. L'éclat de rire du philosophe est directement inspiré de l'énorme farce que les dieux de l'Olympe ont glissé dans le destin assuré que le Système, alias « déchaînement de la Matière », croyait nous avoir imposé pour le reste des Temps.
Pour le reste, pour le chaos, eh bien nous verrons bien ! Mais au moins, nous avons brisé nos chaînes, et l'on verra ce que sapiens sapiens renvoyé à lui-même est capable de faire de cette situation nouvelle.