Un débat fait rage : les géants de l'intelligence artificielle ont-ils changé leurs utilisateurs en serfs et en vassaux condamnés, comme au Moyen Âge, à trimer gratuitement et à payer la rente ? Ou appliquent-ils à la lettre, mais avec des produits sophistiqués, les vieilles recettes du capitalisme industriel ? Pour les combattre, il faudra choisir entre Don Quichotte et Karl Marx.
Le Monde Diplo
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par Evgeny Morozov
De Paris à Madrid et de Rome à Berlin, un spectre médiéval vêtu d'un sweat à capuche hante la gauche européenne : le spectre du « techno-féodalisme». D'un côté, Jean-Luc Mélenchon réclame la taxation des profits de nos nouveaux «seigneurs du numérique» ; de l'autre, il écrit que l'intelligence artificielle (IA) «n'est pas extérieure à la réalité capitaliste : elle s'inscrit dans un techno- féodalisme où quelques acteurs captent la rente». Les profits ou la rente ? Capitalisme ou féodalisme ? L'économie mélenchonienne s'apparente à un chat de Schrödinger errant dans les rues de Palo Alto : elle existe simultanément dans deux états - vivante et morte, capitaliste et féodale.
«Donner de la tête contre un mur», de la série «Douze proverbes flamands»,
1558 Pieter Bruegel l'ancien. - musée Mayer van den Bergh, Anvers
La vice-première ministre espagnole, Mme Yolanda Díaz, s'insurge elle aussi contre le «techno-féodalisme du magnat Elon Musk». Les milliardaires de la tech, prévient-elle, entendent transformer «les démocraties en monarchies à la botte des grandes entreprises». Un leader écologiste italien, Angelo Bonelli, accuse le même milliardaire d'instaurer «un néoféodalisme autocratique» et enjoint à son pays de faire un choix : «Musk ou la démocratie». Ces envolées tragico-féodales prêtent d'autant plus à sourire qu'elles surviennent au beau milieu de l'orgie capitaliste la plus obscène depuis l'âge d'or américain à la fin du XIXe siècle. En mai dernier, Donald Trump rapportait de sa tournée dans le Golfe la promesse d'investissements pantagruéliques dans l'économie américaine, essentiellement destinés aux infrastructures de l'intelligence artificielle : l'Arabie saoudite a annoncé 600 milliards de dollars, le Qatar, 1200 milliards, les Émirats arabes unis, 1400. Ils s'ajouteront aux 1000 milliards misés par le Japon en février. L'an passé, quand Sam Altman, fondateur d'OpenAI, a déclaré vouloir lever 7000 milliards de dollars, on a cru à un canular. À présent, cela apparaît comme un flagrant manque d'ambition.
Le tsunami d'investissements a englouti la Big Tech : à elles seules, Meta, Microsoft, Alphabet et Amazon injectent 320 milliards de dollars dans les infrastructures d'IA cette année, contre 246 en 2024. La start-up Thinking Machines Lab a levé 2 milliards de dollars sans même fournir une version beta. Quelle époque bénie pour les experts - ou les escrocs - de l'IA ! Pour débaucher des ingénieurs, Meta leur fait miroiter des primes à la signature de 100 millions de dollars. L'ancien responsable d'IA Models chez Apple s'est vu proposer deux fois plus.
La frénésie capitalistique atteint son pic avec xAI, de Musk : l'entreprise, qui a récolté 17 milliards de dollars en seulement deux ans d'existence, carbonise 1 milliard par mois. Par comparaison, les débuts des premiers géants du numérique apparaissent bien modestes : Tesla avait levé 7,5 millions de dollars, Google, 1 million, Amazon, 8 millions. xAi a dépensé 3 à 4 milliards de dollars pour bâtir le superordinateur Colossus, en seulement cent vingt-deux jours (alors que les experts prévoyaient deux ans).
Froid comme du granite
Dans la guerre de tous contre tous que constitue la concurrence capitaliste, les mastodontes de l'IA passent entre eux d'invraisemblables alliances. On y signe des chèques à ses ennemis mortels, et l'on aiguise les couteaux sitôt qu'ils tournent le dos. BlackRock, Microsoft et xAI ont mis en commun 30 milliards de dollars destinés aux infrastructures d'IA (objectif : 100 milliards). De leur côté, OpenAI, Oracle et SoftBank ont réuni 500 milliards pour le projet Stargate, avec la bénédiction de Trump. Microsoft est l'un des principaux investisseurs d'OpenAI ? Qu'importe, il y a de l'eau dans le gaz entre les deux entreprises.
Face à l'enjeu d'un tel volume de capitaux - et de profits à venir -, rien n'est sacré. La thésaurisation de données, les forteresses algorithmiques, les brevets eux-mêmes protègent autant de la concurrence qu'un parapluie des intempéries pendant la mousson : le monopoliste d'aujourd'hui sera demain l'exemple type de l'impéritie. Ainsi Wall Street réclame la tête de Tim Cook, coupable de n'avoir pas su diriger la stratégie d'Apple en matière d'IA.
La guerre des prix qui fait rage témoigne des puissantes turbulences causées par cette lutte. xAI a dégoupillé la première, en fixant des tarifs inférieurs à ceux des poids lourds du marché. Puis l'entreprise chinoise DeepSeek, en annonçant avoir créé une IA supérieure à celle d'OpenAI pour un coût dérisoire, a provoqué la plus forte dégringolade de l'histoire de la Bourse américaine : en l'espace de quelques heures, Nvidia a vu s'évaporer 600 milliards de valorisation boursière - qu'elle a récupérés quelques jours plus tard. Un carnage s'est ensuivi : en cassant ses prix comme un vulgaire commerce en liquidation (- 26% pour GPT-4.1, avant une ristourne suicidaire de 80% sur son modèle vedette, o3), OpenAI a entraîné l'ensemble du secteur dans une spirale déflationniste.
Dès lors pourquoi le personnel politique européen recourt-il à des métaphores médiévales pour décrire l'accomplissement du capitalisme dans toute sa splendeur : la destruction créatrice portée à son paroxysme ?
Mais la gauche raffole d'une idée à laquelle on peut reconnaître le charme du charlatanisme : l'industrie de la tech serait en train de tuer le capitalisme. La critique du techno-féodalisme constitue son créneau éditorial le plus porteur et les diagnostics apocalyptiques se multiplient plus vite encore que les start-up de la Silicon Valley. L'essayiste McKenzie Wark a sonné le tocsin dès 2019 : le capital n'a-t-il pas fini par faire une indigestion d'économie de l'information ? Nos nouveaux seigneurs, qu'elle baptise «vectorialistes» parce qu'ils commandent non plus la production mais les vecteurs de l'information, font du moindre smartphone un «sandwich minéral» rempli de nos données. (1)
À partir de là, les oiseaux de mauvais augure ont fondu en formation serrée sur les rayonnages des librairies. En 2020, Cédric Durand a livré dans Techno-féodalisme la dissection la plus minutieuse de ces symptômes féodaux. Les plans de sauvetage adoptés à la suite de la crise de 2008 ont dopé le jeu de la dépossession et du parasitisme. Son diagnostic ? Les actifs intangibles (données, algorithmes) concentrés en des points stratégiques de la chaîne de valeur ont causé l'apparition d'une nouvelle forme de rente, qui permet aux géants de la tech d'accaparer la plus-value sans plus avoir à produire. (2)
La dernière contribution au genre, «Capital's Grave» («Le Tombeau du capital»), de Jodi Dean (3), paru cette année, explique comment les principes mêmes du régime économique sont devenus cannibales. Désormais, l'investissement, la concurrence, le progrès se repaissent de la thésaurisation, de la prédation et de la destruction. Dans ce nouveau féodalisme, nous ne vendons plus seulement notre force de travail ; nous payons pour avoir le privilège de nous faire exploiter.
La plus forte voix du folklore techno-féodal n'est autre que l'ancien ministre des Finances grec Yanis Varoufakis. Son gospel est froid comme du granite : le capitalisme est mort en 2008 ; nous ne nous en sommes pas rendu compte parce que nous étions captivés par les écrans.
Wark recherche le pouls, Durand voit se multiplier les métastases dans le système, Dean surprend le capitalisme à creuser sa tombe. Varoufakis, lui, nous fournit le certificat de décès (4). Non, ce système n'est pas à l'agonie, et pas non plus en mutation : il a été assassiné par son propre rejeton, le «cloud capital» - le cloud (nuage) désignant l'infrastructure numérique où s'opèrent le stockage et le traitement des données.
La théorie de Varoufakis brille par sa clarté. Dans le capitalisme, explique-t-il, les entreprises se concurrencent sur des marchés agiles, fluides, décentralisés, pour tirer profit des marchandises qu'elles fabriquent. Plus ces dernières s'avèrent efficaces, plus les profits grimpent - et, toutes choses étant égales par ailleurs, plus grands sont les avantages qu'en retire la société. Voilà pourquoi nous sommes tous équipés de gadgets moins chers mais plus sophistiqués.
Or, l'économie numérique aurait brisé ces piliers que sont les marchés et les profits. Le profit (fruit de la concurrence et de la production) y aurait été remplacé par la rente (fruit du contrôle). Les capitalistes fabriquaient des produits ; les seigneurs du numérique se contentent de monétiser les ressources en ligne qu'ils maîtrisent. Les plates-formes, Amazon, eBay, Alibaba, mais aussi Facebook et Google Marketplace, concentrent «le pouvoir de mettre en relation des acheteurs et des vendeurs - soit l'exact contraire de ce qu'un marché est censé être : décentralisé». Ce sont les«fiefs du cloud», des zones commerciales numériques et centralisées où l'extorsion féodale a remplacé la concurrence marchande.
Les « cloudalists», le néologisme qui désigne sous la plume de Varoufakis les seigneurs de la tech, ont réduit les bons vieux capitalistes au statut de «vassaux» contraints de quémander l'accès aux plates-formes. Adieu, la violence brute du féodalisme ; bienvenue dans la «terreur technologique aseptisée». À présent, la suppression d'un lien du moteur de recherche Google peut «faire disparaître purement et simplement [n'importe quelle entreprise] du monde d'Internet». Les travailleurs à la tâche digitale, ces «prolos du cloud», courent comme des hamsters dans des roues optimisées grâce à des algorithmes. Le moindre de leurs mouvements est «guidé et accéléré par le capital numérique». Enfin et surtout, alors que les capitalistes traditionnels ne pouvaient essorer que leurs employés, les cloudalists ont inventé l'«exploitation universelle» : tous devenus des «serfs du cloud», nous labourons gratuitement les champs numériques de Mark Zuckerberg.
Un élément central de la thèse de Varoufakis tient à ce que nos nouveaux seigneurs ne destinent pas leurs produits à la vente. Les résultats de recherche sont gratuits, de même que les réponses d'Alexa (l'assistant personnel d'Amazon), et les réseaux sociaux ne font pas payer leurs utilisateurs. Ces services ont vocation à «capter et altérer notre attention». Même lorsque les entreprises les facturent (l'abonnement à ChatGPT, par exemple) ou qu'elles commercialisent des produits (Alexa), «elles ne les vendent pas en tant que marchandises» mais en tant que moyens d'«accéder à notre foyer et, ainsi, à plus d'attention de notre part». Ce pouvoir sur les cerveaux humains leur permet d'extraire une rente sur les capitalistes traditionnels qui, eux, doivent toujours vendre des marchandises.
«Pisser à la lune», de la série, 1558 Pieter Bruegel l'ancien.
- Musée Mayer van den Bergh, Anvers
L'ancien ministre des Finances retrace ainsi les transformations du système : jadis, le capital avait deux casquettes, il bâtissait des usines et des machines, et, surtout, il inventait des subterfuges pour extorquer toujours plus de valeur aux travailleurs - comme on essore une serpillière.
Mais, après la seconde guerre mondiale, il développe deux moyens d'extorsion beaucoup plus astucieux. Les manageurs, en premier lieu : munis de leur chronomètre et de leur bloc-notes, ces experts en rendement ont transformé l'ensemble des lieux de travail, des ateliers, usines aux salles de réunion de Wall Street, en chaînes de montage. Pendant ce temps, les publicitaires de Madison Avenue bâtissaient leur propre empire, en moissonnant l'attention des téléspectateurs pour la mettre en enchères. Alchimistes du désir, ils ne vendaient pas seulement des produits ; ils fabriquaient des besoins et transformaient en listes de courses les inquiétudes de la classe moyenne. Ces industries jumelles ont donné aux grandes entreprises un pouvoir inédit, celui de contrôler les travailleurs de 9 à 17 heures et de les exploiter en tant que consommateurs de 17 à 9 heures.
Les algorithmes de la Silicon Valley surveillent la productivité de façon plus efficace et moins coûteuse qu'une armée de contremaîtres. Les moteurs de recommandation battent Don Draper (5) à plates coutures sans exiger son salaire ni sa consommation de whisky. Ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et modifient notre comportement en permanence. En plus de nous encadrer comme travailleurs et de nous manipuler comme consommateurs, ils nous font travailler - gratuitement - à notre propre surveillance. Chaque recherche, chaque clic, chaque téléchargement resserre inexorablement nos chaînes.
Ainsi naît la nouvelle force extractive - «cloudalist», comme la surnomme Varoufakis - qui transforme quiconque touche un écran en serf numérique et réduit les petits patrons en vassaux devant acquitter la rente. La machine s'autoalimente : accumulation de données, modifications des comportements, concentration de pouvoir, accroissement de la rente, perfectionnement des algorithmes. Dans ce mouvement perpétuel de l'extraction, nous sommes et le combustible et le produit.
Paradoxe suprême, le capitalisme se suicide par sa réussite même. Ou, comme l'écrit Varoufakis, il «dépérit en raison du développement de l'activité capitaliste». Son avidité de disruption a accouché de son successeur féodal. Au début du siècle dernier, un intellectuel socialiste comme Rudolf Hilferding voyait ce système paver la voie au paradis ouvrier. Varoufakis, pour sa part, envisage une issue bien plus sombre.
Que faire de cette théorie provocatrice ? À première vue, elle paraît à toute épreuve, cuirassée de ces intimidants appendices dont usent les universitaires pour chasser les sceptiques. En cela, elle ressemble à celle qu'expose Shoshana Zuboff dans L'Âge du capitalisme de surveillance (6). Du reste, l'un comme l'autre semble persuadé d'avoir écrit Le Capital de notre siècle.
Or, à trop vouloir imiter Karl Marx, ils finissent par copier Charles Dickens, un mélodrame victorien déguisé en théorie sociale : la théorie, abstraite mais fondée empiriquement, cède la place à la description éloquente d'un système inhumain, qui broie les utilisateurs, les consommateurs, les travailleurs précaires. On pourra y mettre autant de concepts et de schémas que l'on voudra, mille histoires larmoyantes ne feront jamais une théorie solide.
Soucieux de s'adresser à un large lectorat, Varoufakis et Zuboff laissent de côté un ensemble d'aspects techniques rébarbatifs : les rapports entre État et capital, la production, les transactions entre entreprises, par exemple. Il leur est donc plus facile de conclure que les géants de la tech ont pour vocation d'huiler les rouages de la consommation, d'abord en aidant les autres entreprises à écouler leurs produits, soit directement (Amazon), soit indirectement (la publicité sur Google et Facebook).
Les chiffres racontent pourtant une autre histoire. Les géants de la tech aident aussi ces sociétés à produire. Amazon Web Services, la plate-forme cloud de Jeff Bezos, travaille pour deux millions d'organisations et a franchi, en 2024, la barre des 100 milliards de dollars de recettes. Lorsque Netflix lui règle sa facture annuelle - estimée à 1 milliard de dollars -, elle ne verse pas un tribut féodal mais achète la machinerie numérique indispensable à son fonctionnement.
Amazon a-t-elle bâti ses services Web en aspirant les données personnelles transmises par son armée d'appareils équipés d'Alexa, comme le suggère Varoufakis ? Pas du tout. Elle l'a fait selon les bonnes vieilles règles du capitalisme, en misant sur les infrastructures, où elle a injecté des centaines de milliards de dollars depuis 2014. Aujourd'hui, Amazon Web Services génère 58% de son résultat d'exploitation, alors que cette branche ne représente que 17% de ses revenus totaux. C'est en vérité grâce à cela que la multinationale gagne de l'argent, non en prélevant les frais de transaction qui obsèdent Varoufakis.
Un colosse industriel
Paresseuse extraction de rente ? Au contraire, l'un des déploiements de capitaux les plus agressifs de l'histoire. Sur la seule année 2025, Amazon prévoit d'investir 100 milliards de dollars, presque exclusivement dans les infrastructures de l'IA. Par son ampleur, ce processus se situe aux antipodes de la logique féodale. Nul ne hurlerait au féodalisme si une entreprise injectait des sommes folles dans une moissonneuse permettant aux cultivateurs d'améliorer la récolte.
Si l'IA se nourrit incontestablement de l'hypnotique défilement des images sur les réseaux sociaux, ce ne sont pas les photos de chat postées par votre cousin qui la propulsent, mais des livres écrits par des êtres humains sous contrat avec des éditeurs. La Silicon Valley apparaît alors pour ce qu'elle est : un ramassis de brigands. Meta a pompé 82 téraoctets de données dans la bibliothèque pirate Library Genesis ; quant à OpenAI, elle a entraîné GPT-3 sur le jeu de données «Books2», très vraisemblablement constitué à partir des fonds les plus douteux du Web.
Un beau jour, les avocats des maisons d'édition ont sonné à leur porte. Et les kleptomanes connectés ont alors dû sortir le carnet de chèques. News Corp a soutiré 250 millions de dollars à OpenAI, Wiley a empoché 44 millions, tandis que HarperCollins a réussi l'exploit d'obtenir 5000 dollars par titre volé. Des cohortes d'autres éditeurs attendent des décisions de justice, des auteurs ne cessent de découvrir leur précieux travail noyé dans un ragout de métadonnées. Pendant ce temps, les géants du numérique se gargarisent d'«usage équitable». Meta n'a toujours pas versé un centime en contrepartie du considérable butin qu'elle a accumulé grâce au logiciel de partage de fichiers BitTorrent.
Tout cela était parfaitement prévisible. Une IA trouve ses vrais nutriments non dans l'infini bavardage des réseaux sociaux, mais dans des contenus de facture professionnelle. Voilà pourquoi les entreprises de la tech - Google la première - ont été pirates avant, contraintes et forcées, de devenir mécènes. C'est l'épure du modèle capitaliste : exproprier à tour de bras ; négocier quand quelqu'un de plus costaud débarque avec une batte de baseball ; innover dans le domaine de la justification.
Revenons à l'exemple d'Amazon. Certes, ses algorithmes manipulent les utilisateurs ; certes, ses employés sont pressés comme des citrons. Mais, n'en déplaise à Varoufakis, l'entreprise est surtout un colosse industriel assez peu virtuel : elle contrôle plus de 600 entrepôts logistiques aux États-Unis et quelque 185 autres dans le monde. En 2024, elle a loué 1,5 million de mètres carrés supplémentaires, prévoit de créer 170 nouveaux centres de distribution et d'investir 15 milliards de dollars pour agrandir la surface de ses entrepôts. En 2026, elle aura investi 4 milliards et construit 210 centres de livraison pour pouvoir desservir les zones les plus reculées d'Amérique. Les seigneurs collectaient la rente avec moins d'efforts...
Les vendeurs qui recourent à ses services doivent en effet s'acquitter de frais significatifs : en règle générale, 15%, sans compter le stockage et l'expédition. Certains disent même verser 40% de leurs recettes à Amazon. Mais qu'achètent-ils exactement ? Un accès à une infrastructure qui leur coûterait des centaines de milliards s'ils devaient bâtir la leur : des entrepôts automatisés où les robots portent l'essentiel des charges lourdes, une flotte de livraison plus importante que la plupart des services postaux, une capacité d'acheminer une marchandise dans la journée qui relevait de la science-fiction il y a encore dix ans.
D'où Amazon tire-t-elle sa puissance ? Des investissements en capital fixe, des économies d'échelle, des effets de réseau ? Ou bien de la thésaurisation de données, d'une extorsion de rente sur le modèle féodal ? Dans le premier cas, elle resterait dans le cadre du capitalisme, puisqu'elle dégage des profits en accumulant du capital. Dans le second, seigneur infécond, elle se contenterait de prélever un tribut. Or, puisque l'entreprise est capable d'investir 100 milliards de dollars en une année pour proposer un service qui n'a pas grand-chose à voir avec le pillage des données utilisateurs, la réponse s'impose d'elle-même.
Varoufakis se définit comme un «marxiste erratique» avec des penchants libertaires. Mais il a une formation d'économiste néoclassique : pour lui, les affaires s'apparentent davantage à une série d'équations qu'à une partie de chasse. D'où, peut-être, son émouvante foi dans les «marchés décentralisés» et dans le capitalisme traditionnel, où régnait l'échange équitable, où la concurrence garantissait le triomphe du meilleur produit. La vieille garde, celle des «Edison, Ford et Westinghouse», «n'avait qu'une obsession : réaliser des profits en obtenant un monopole de marché et en utilisant le capital des usines et des chaînes de production». Les seigneurs du numérique, à l'inverse, «investissent dans la recherche et développement, la politique, le marketing, l'affaiblissement des syndicats et la constitution de cartels». On en viendrait à croire que les capitalistes d'antan étaient de braves gens ayant à cœur les intérêts de l'humanité.
Cette nostalgie qui l'aveugle, il la partage avec Zuboff, même si cette dernière conçoit autrement l'âge d'or du capitalisme : avant le numérique, l'économie fonctionnait à merveille grâce à de géniales innovations en matière d'organisation du travail. Elle non plus ne peut imaginer que les multinationales américaines aient pu prospérer à la faveur de contrats avec le Pentagone, aux interventions des agences de renseignement et à l'envergure mondiale de Wall Street.
«S'asseoir entre deux chaises», de la série «Douze proverbes flamands»,
1558, Pieter Bruegel l'ancien. - Musée Mayer van den Bergh, Anvers
Varoufakis le martèle : les entreprises de la tech n'ont pas à «produire des marchandises moins chères et de meilleure qualité» et s'adonnent à des pratiques prédatrices parce qu'elles se sont affranchies de la discipline qu'imposait la concurrence. Ainsi, le réseau social TikTok n'est pas vraiment en concurrence avec Facebook, mais «constitue un nouveau fief numérique destiné à de nouveaux serfs cherchant à migrer vers une autre expérience en ligne». De la même façon, Disney Plus «n'a pas proposé au public les films et séries Netflix à un prix inférieur ou dans une résolution meilleure, mais des films et des séries qui ne sont pas disponibles sur Netflix». Quant à Walmart, elle «ne pratique pas des prix inférieurs à ceux d'Amazon et ne propose pas non plus de meilleurs produits - elle utilise sa base de données pour attirer plus d'utilisateurs dans son nouveau fief numérique».
Varoufakis pense avoir découvert là une profonde vérité du capitalisme moderne. Or, il ne fait que décrire l'éternel fonctionnement de ce système. Il n'existe certes pas de véritable compétition entre les plates-formes, mais la concurrence n'a jamais reposé exclusivement sur la qualité et le prix des produits (7). Les entreprises ont toujours tenté de rendre les consommateurs captifs, de fabriquer des biens exclusifs, de bâtir des réseaux propriétaires et de mettre à profit tous les avantages dont elles disposaient. La seule différence est qu'aujourd'hui, ces avantages - en général temporaires, sauf s'ils sont garantis par les États - revêtent une forme numérique plutôt que physique. Le libertaire Varoufakis ne voit pas que la concurrence est elle-même une forme de pouvoir coercitif. En bon marxiste, il admettra que les capitalistes exercent une contrainte sur les travailleurs, mais n'ira pas jusqu'à concéder que le marché exerce une contrainte sur les premiers - et pas toujours pour les inciter à produire mieux et moins cher. Marx, lui, l'avait bien compris : le capital se dirige là où se présentent les meilleures perspectives de profit et recourt tantôt à l'innovation, tantôt à la prédation - dialectique aussi vieille que le capitalisme. Ce mouvement perpétuel entraîne les capitalistes dans une guerre de tous contre tous dont ils ne peuvent pas plus sortir que les poissons ne peuvent survivre hors de l'eau.
Si puissante soit-elle, la multinationale Apple répond elle-même à un maître : le capital mondial. L'entreprise a beau prélever, en garde-barrière du Moyen Âge, 15 à 30% sur les applications proposées sur l'App Store, elle se sent menacée par son retard en matière d'intelligence artificielle qui lui vaut déjà les foudres de Wall Street et demain, peut-être, la fuite d'utilisateurs au profit d'autres systèmes d'exploitation comme Android et HarmonyOS, de Huawei (qui a détrôné le sien, iOS, en Chine). En remplaçant son numéro deux pour apaiser les sceptiques, Apple a révélé la triste vérité : le contrôle autoritaire qu'elle exerce sur les développeurs d'applications n'est rien face aux diktats des marchés de capitaux.
Conte de fées
Cet enseignement échappe à Varoufakis : s'il existe un seigneur féodal dans le drame qui se déroule, c'est le capital lui-même. Il n'en allait pas autrement à l'époque de Marx. L'expression «capitalisme démocratique» tient de l'oxymore, car, dans le capitalisme, seule l'armée des analystes de Wall Street décide. S'ils exigent l'intégration de l'IA dans son smartphone, on peut être sûr qu'Apple s'exécutera.
À son aise pour disséquer des micromarchés, Varoufakis ne peut appréhender la guerre systémique qui déchire les capitalistes - or c'était là son terrain de jeu quand il était ministre des Finances de la Grèce. Erreur fatale, l'arbre lui cache la forêt : au lieu de chercher à comprendre la logique du régime économique dans sa totalité, il se concentre sur certaines de ses composantes, comme un mécanicien serait incapable d'expliquer le fonctionnement d'un moteur.
Le techno-féodalisme est un conte de fées qui occulte la véritable histoire : la domination sans partage des Big Tech parachève un processus commencé il y a soixante-dix ans (8). Main dans la main, Wall Street, la Silicon Valley, le Pentagone et la Central Intelligence Agency (CIA) ont systématiquement brisé les pays non alignés qui aspiraient à une authentique souveraineté technologique et économique. Par une amère ironie du sort, les États actuels achètent ce que certains chercheurs appellent déjà la «souveraineté comme service» : pas d'inquiétude, Microsoft, Palantir et les autres sauront répondre à tous vos besoins, pour un prix abordable.
Voilà ce qui rend si séduisante - et si dangereuse - la théorie du techno- féodalisme : elle repose sur des méchants de dessin animé («Bezos !» «Musk !», «Zuckerberg !») et des solutions du même genre («Formons des coopératives !», «Demandons aux banques centrales d'émettre des devises numériques !», «Autorisons la portabilité des données !»). Elle nous laisse à croire que nous combattons des seigneurs médiévaux alors que l'adversaire est d'une tout autre stature. Il est temps d'appeler le capitalisme par son vrai nom. On ne le vaincra pas en l'affublant d'oripeaux du Moyen Âge.
source : Le Monde Diplo
traduit par Nicolas Vieillescazes