08/07/2025 elcorreo.eu.org  11min #283534

Les Argentins Se Souleveront-Ils ? Argentine, entre mobilisation et incertitude

par  Eva Tapiero*

La « tronçonneuse » austéritaire du président a rétabli les équilibres macroéconomiques de l'Argentine. Au prix d'une contraction de la consommation et d'un endettement aggravé de l'État, notamment auprès des bailleurs internationaux. Qu'en est-il du front de la contestation sociale ?

« Voisin, voisine, ne sois pas indifférent ! » Tandis que la nuit porteña (de Buenos Aires) s'avance, des voix montent au coin des avenues Corrientes et Medrano, au centre de la ville. Une poignée d'habitants du quartier se retrouvent ce soir d'automne austral pour un cacerolazo. L'idée est simple : tambouriner bruyamment sur des casseroles ou autres ustensiles afin de protester contre le gouvernement. Autour, taxis et voitures klaxonnent en soutien, quelques passants s'arrêtent et clament : « Qu'ils s'en aillent tous ! », le slogan historique du soulèvement populaire de décembre 2001. À l'époque, les révoltes contre la crise économique et la classe politique atteignirent une telle ampleur qu'elles entraînèrent la démission du gouvernement, puis la fuite en hélicoptère du président Fernando de la Rúa (Parti radical, centre). Les assemblées de quartier — asambleas de barrio — formaient alors un maillon essentiel de la chaîne de protestation.

Depuis l'arrivée au pouvoir de M. Javier Milei en décembre 2023, elles ont refait surface, chaque semaine. Pourtant, dans la capitale argentine, l'ambiance n'est pas à l'insurrection. Le cacerolazo organisé ce soir-là par les membres de l'assemblée d'Almagro — quartier paisible de la classe moyenne — ne compte qu'une petite vingtaine de personnes, qui ne se découragent pas pour autant. Mme Su Clarasó, dessinatrice industrielle, n'est d'ailleurs pas là pour le « grand soir ». Ce qui l'intéresse, c'est « construire un contre-pouvoir, parler politique ». Cette quadragénaire, présente dès la première réunion, à la fin de 2023, souhaite que l'initiative « continue, même si la gauche revient au pouvoir ». Selon elle, le « manque de politisation au sein de la population » a favorisé l'ascension de l'extrême droite ces dernières années et « empêché de riposter ».
Impuissance péroniste face à la crise sociale
Ces lieux de mobilisation restent aujourd'hui « marginaux », nous explique le sociologue Emilio Cafassi, qui a étudié les assemblées des années 2000 (1). Toutefois, insiste-t-il, « l'existence de ces espaces organisés déjà en place est fondamentale » si un mouvement social d'ampleur renaissait. Mais, pour déclencher une telle contestation, il faudrait un fort mécontentement. Or M. Milei bénéficie pour l'instant du soutien — actif ou attentiste — d'une large partie de la population. Selon les enquêtes d'opinion, entre 40 et 50 % des Argentins approuveraient son action. L'alliance des classes populaires et moyennes contre l'oligarchie et le néolibéralisme, au cœur du mouvement de 2001, a fait long feu. Si une forme de convergence subsiste encore entre elles, il faut la chercher dans le vote ayant conduit à la victoire du président « libertarien », qui incarne un élan contestataire… de droite. Gabriel Vommaro, professeur de sociologie politique à l'Université nationale de San Martín, nous précise : « M. Milei a été un "2001" de droite radicale, qui s'est exprimé à travers les canaux institutionnels. » Les « kirchnéristes » (péronistes de gauche) ont gouverné le pays de 2003 à 2015 (Néstor puis Mme Cristina Kirchner), puis de 2019 à 2023 durant le mandat de M. Alberto Fernández. Leur échec à résoudre la crise économique et sociale ainsi que l'usure du pouvoir expliquent principalement leur défaite de 2023 au profit du nouveau président. Une gestion controversée de la pandémie de Covid-19 également. M. Fernández a, entre autres raisons, été fragilisé en 2021 par le scandale des « vaccins privilèges » fournis par le ministère de la santé à des responsables politiques et syndicaux, des ministres, des entrepreneurs ou des célébrités, en dehors du protocole sanitaire imposé à tous. Les kirchnéristes sont ainsi devenus la composante centrale de « la caste » vilipendée par M. Milei depuis son surgissement dans la vie politique cette année-là, aux côtés des fonctionnaires accusés de militantisme et de favoritisme, des syndicalistes et de la presse. Par extension, c'est l'État en général que le libertarien juge inefficace, inutile et corrompu. Le journaliste Pablo Stefanoni analyse son élection comme un « qu'ils s'en aillent tous ! » réactionnaire (2). Il a su mobiliser « une jeunesse post-adolescente désenchantée (qui a essentiellement connu le péronisme au pouvoir), y compris dans les classes populaires urbaines, avec un discours anti-establishment de droite », nous explique-t-il.

Depuis son arrivée au pouvoir, le nouveau président a placé au centre de sa stratégie la lutte contre l'inflation. Elle avait atteint des niveaux stratosphériques sous le précédent gouvernement — d'environ 54 % en 2019 à 211 % en 2023, avant de retomber à 118 % en 2024 durant la première année d'exercice de M. Milei   (3). « L'inflation est systémique en Argentine, mais la spirale actuelle démarre en 2014-2015 », indique Juliette Dumont, directrice du Centre franco-argentin des hautes études en sciences sociales de l'université de Buenos Aires. La situation a laissé une marque indélébile, en particulier chez les plus démunis, minés par un quotidien suspendu à la valse des étiquettes. « C'est très déstabilisant de ne jamais connaître le coût de ce dont on a besoin. Si on gagne mal sa vie, c'est épuisant, pour le corps et pour l'esprit », poursuit-elle. En mai 2025, la hausse des prix s'établissait à 1,5 % — le chiffre le plus bas depuis cinq ans (4). La banque centrale estime qu'elle s'élèvera à 28,6 % sur l'ensemble de l'année. Avoir jugulé la pression inflationniste s'apparente à une victoire politique pour M. Milei. Malgré ses coupes drastiques dans les dépenses publiques — équivalentes à plus de 5 % du produit intérieur brut (PIB) en 2024 (5) — qui affectent de nombreux domaines de la vie sociale : transports publics, électricité, gaz, eau, accès à certains médicaments, budgets gelés dans les universités, suspension des programmes de prévention des grossesses non désirées et de lutte contre les violences faites aux femmes, licenciements massifs dans les services publics comme la santé ou la justice — près de 44 000 postes de fonctionnaires concernés   (6)—) —, suppression de la moitié des ministères. Ces coûts n'entament guère la popularité du président, tant les classes populaires ont souffert auparavant. « Ça ne va pas mieux aujourd'hui, nous explique le sociologue et directeur de l'Institut des hautes études de l'Amérique latine (IHEAL - Sorbonne-nouvelle) Denis Merklen. Mais ils ont voté pour un changement et se disent : "On lui a donné sa chance, c'est le prix à payer, attendons de voir." »

Le gouvernement se targue d'une autre réussite : le recul de la pauvreté au second semestre 2024. Son taux s'établirait à environ 38 % de la population, contre 53 % au cours des six premiers mois de l'année   (7)). Mais ces estimations ne font pas consensus. Luci Cavallero, sociologue de l'économie, en conteste la méthodologie. « Ces chiffres sont calculés en revenus monétaires et ne tiennent pas compte de certaines hausses, comme celles des loyers et de l'énergie », explique-t-elle. Et la chercheuse d'ajouter : « M. Milei a adopté des mesures qui ont fait bondir la pauvreté de quinze points au premier semestre 2024. Les chiffres annoncés en décembre 2024 ne sont qu'un retour à la situation antérieure, mais des dégâts sociaux majeurs sont intervenus dans l'intervalle. » Selon le programme du Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef) en Argentine, près de « dix millions d'enfants (dans le pays) mangent moins de viande par rapport à l'année précédente par manque d'argent, dans un contexte où les revenus de presque la moitié des foyers avec enfants ne parviennent pas à couvrir les dépenses de base concernant l'alimentation, la santé et l'éducation (8). ».

Des supporteurs de foot et des syndicats dans la rue

Dans ce contexte, la manifestation hebdomadaire pour la défense des retraites constitue l'autre rendez-vous de protestation dans la capitale. Carmen, 65 ans, ancienne professeure d'anglais et membre de l'assemblée de quartier d'Almagro, ne manque aucun mercredi. « Cela me remplit d'émotion de voir que nous étions une poignée et que le mouvement grandit », nous confie-t-elle. Au fil des semaines, les assemblées de quartier et les syndicats ont rejoint ces marches. Et d'autres mobilisations se développent, notamment celle des personnels administratifs et médicaux du plus grand centre pédiatrique d'Amérique du Sud, l'hôpital Garrahan, à Buenos Aires, frappé par les mesures d'austérité. La Confédération générale du travail (CGT) a lancé trois grèves générales qui ont partiellement bloqué le pays, dont la dernière s'est tenue le 10 avril 2025.

Autre champ de contestation, la question des droits des femmes et des minorités sexuelles et de genre, domaine dans lequel l'Argentine a longtemps fait figure de pays pionnier. Aussi, quand M. Milei établit une analogie entre homosexualité et pédocriminalité dans son discours au Forum économique mondial de Davos le 23 janvier dernier, il choque et mobilise contre lui. Ces thématiques sont pourtant encore peu prises en compte par les syndicats et les organisations politiques, déplore Mme Clarisa Spataro, qui en a la charge au sein du syndicat des travailleurs de l'État (ATE). Dans son bureau au confort spartiate, elle s'anime : « On dit : "L'urgence, c'est la faim." Or ce sujet est totalement lié au féminisme et à l'écologie. L'extractivisme et la domination des femmes font partie intégrante de l'ultralibéralisme économique. » Luci Cavallero, très active au sein du puissant mouvement féministe Ni una menos (« Pas une de moins »), dresse le même constat. En dehors de la marche organisée chaque année le 8 mars, « les collectifs LGBT et féministes ne sont pas assez intégrés par les syndicats et les partis qui dirigent les espaces où se coordonnent les mobilisations du pays, estime-t-elle. Certains demeurent très fermés et il existe en leur sein une résistance à considérer nos organisations comme des acteurs politiques ».

Une convergence de ces luttes sera nécessaire pour faire basculer le rapport de forces et inquiéter le gouvernement. Ce dernier, sous la houlette de la ministre de la sécurité nationale Patricia Bullrich, n'hésite pas à durcir sa politique répressive. La violence des forces de l'ordre a franchi un cap lors de la marche pour les retraites du 12 mars 2025 à laquelle différents syndicats et des supporteurs de clubs de foot, principalement de la capitale, s'étaient joints. Des dizaines de blessés ont été dénombrés et plus de cent personnes arrêtées.

Pour beaucoup de militants, de nouvelles questions se posent désormais. La confirmation par la Cour suprême (10 juin 2025) de la condamnation de Mme Kirchner à une peine de six ans de prison (purgée à domicile) et d'inégibilité à vie pour administration frauduleuse durant sa présidence (2007-2015) créera-t-elle un électrochoc ? Le péronisme, jusque-là affaibli et divisé, va-t-il se ressouder autour de l'ancienne présidente qui dénonce sa persécution judiciaire ? À quelques mois des élections législatives de mi-mandat, prévues en septembre et octobre, la capacité de celui-ci à engager le pays dans un nouveau cycle de mobilisation et à se remettre au cœur du jeu politique demeure une question ouverte.

Eva Tapiero* pour  Le Monde diplometique Juillet 2025, page 10, en kiosques.

 Le Monde diplometique. Juillet 2025

*Eva Tapiero est une journaliste, autrice et réalisatrice française. Son travail se concentre sur les cultures juives et arabo-musulmanes d'ici et d'ailleurs, l'exil et l'immigration, les révoltes, l'identité, l'amour, les violences intra-familiales, les femmes et l'enfance.

Traductions de cet article

Notes

(1) Emilio Cafassi,  Olla a presión : cacerolazos, piquetes y asambleas sobre fuego argentino, Universidad de Buenos Aires, 2002.

(2) Pablo Stefanoni, «  Peinar el 2001 a contrapelo : del ‘Argentinazo' a la nueva derecha », Nueva Sociedad, n.° 308, Buenos Aires, noviembre-diciembre de 2023.

(3) Según las cifras del Instituto Nacional de Estadística y Censos (INDEC),  www.indec.gob.ar

(4) « Indice de precios al consumidor (IPC). Mayo de 2025 », 12 de junio de 2025, INDEC,  www.indec.gob.ar

(5) Lire Anne-Dominique Correa, «  Comme avant, la violence en plus », Le Monde diplomatique, février 2024.

(6) «  La dotación de personal del sector público nacional : datos a enero 2025 », página web del Centro de Economía Política Argentina (CEPA), 1 de marzo de 2025,  centrocepa.com.ar

(7) « Incidencia de la pobreza y la indigencia en 31 aglomerados urbanos. Segundo semestre de 2024 » (PDF), INDEC, 31 de marzo de 2025, www.indec.gob.ar

(8) «  10 millones de niñas y niños consumen menos carnes y lácteos por falta de ingresos », Unicef Argentina, 11 de junio de 2024,  www.unicef.org

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