27/04/2025 ssofidelis.substack.com  8min #276200

Trump, le canal de Suez et la fin de l'ordre mondial d'Eisenhower

Par  Juan Cole, le 27 avril 2025

Ann Arbor -  L' AFP  rapporte que Trump a déclaré :

"Les navires américains, tant militaires que commerciaux, devraient être autorisés à traverser gratuitement les canaux de Panama et de Suez !"

Il a ensuite affirmé que "ces deux voies" n'existeraient pas sans les États-Unis.

Les organes de presse ont probablement perdu le compte des dizaines de milliers de bobards proférés par Trump depuis son entrée en fonction. Pour autant que je sache, la plupart des propos tenus par ce vieux mégalomane sont soit des mensonges, soit des contre-vérités.

En tant qu'historien, je suis particulièrement sensible aux mensonges et contre-vérités sur l'histoire. Et en tant qu'historien de l'Égypte, je suis particulièrement sensible aux mensonges et contre-vérités sur l'histoire égyptienne.

J'ai écrit un  livre sur la tentative des Égyptiens, en 1882, de renverser leur gouvernement, notamment parce qu'il était la marionnette des autorités impériales britanniques, qui avaient acheté le canal de Suez pour une bouchée de pain en 1876. Les Britanniques ont envahi le pays pour organiser une contre-révolution.

Comme vous pouvez donc l'imaginer, les États-Unis n'ont absolument rien à voir avec la construction du canal de Suez.

L'intérêt pour un canal reliant la mer Rouge à la Méditerranée s'est fait sentir dès l'Antiquité, mais les seules voies navigables pratiquables creusées reliaient le delta du Nil à la mer Rouge. Les pharaons ont entrepris de tels travaux, tout comme Darius Ier d'Iran, qui a régné sur l'Égypte de 525 à 404 avant notre ère.

La première étude moderne concrète sur la construction d'un canal à Suez a été réalisée par les Français après que le général Napoléon Bonaparte eut envahi et occupé l'Égypte ottomane, une occupation qui aura duré de 1798 à 1801.

Si cela peut contribuer à asseoir ma crédibilité face à M. Trump en matière d'histoire égyptienne, j'ai également écrit un livre sur Bonaparte en Égypte (qui est abordable et, d'après ce que l'on m'a dit, très instructif) :

Les Français ont été chassés d'Égypte par une alliance entre l'Empire ottoman et l'Empire britannique en 1801. L'un des officiers ottomans à la tête de cette expédition, Mehmet Ali (Muhammad Ali en arabe), a réussi à se faire nommer vice-roi et à établir une dynastie héréditaire régnant sur un État vassal de l'Empire ottoman.

En France, le mouvement saint-simonien, composé de socialistes utopistes, souhaitait unir le monde entier par le biais de vastes travaux d'ingénierie. Avant Marx, ils imaginaient une économie dirigée par l'État. À l'instar de la Silicon Valley d'aujourd'hui, ils pensaient que scientifiques et ingénieurs devaient gouverner. Ils se sont particulièrement intéressés à la construction d'un canal à Suez. L'un de leurs leaders,  Prosper Enfantin, s'est rendu en Égypte dans les années 1830 pour tenter de convaincre Mehmet Ali de construire un canal, mais n'a pas réussi à susciter l'intérêt du vice-roi (ou "khédive"). Enfantin s'est ensuite impliqué dans le colonialisme français en Algérie et a occupé le poste de directeur des chemins de fer lyonnais. Les saint-simoniens vouaient un véritable culte aux infrastructures de transport à grande échelle. Un autre saint-simonien travaillant pour le gouvernement de Mehmet Ali, Charles-Joseph Lambert, a mené des études sérieuses sur la construction d'un canal. Il les a transmises à Linant de Bellefonds, qui occupait un poste plus élevé au sein du gouvernement khédivial, et qui les a complétées.

Ferdinand de Lesseps se trouvait également en Égypte à cette époque et devint le précepteur du fils de Mehmet Ali, Saïd, après quoi il reprit le chemin de la France. Saïd arriva au pouvoir en tant que vice-roi ou khédive en 1854, et de Lesseps revint au Caire pour tenter de le convaincre de construire le canal de Suez, ce qu'il fit. Saïd Pacha était un moderniste et un laïc, et fit également construire le premier chemin de fer égyptien. Le canal fut construit avec de la main-d'œuvre égyptienne, en partie forcée (travail obligatoire) ordonnée par le khédive, et des Égyptiens issus de la classe ouvrière perdirent la vie dans ce projet.

Donald Trump viendra plus tard s'attribuer le mérite de ce projet franco-égyptien réalisé par des ouvriers égyptiens.

Le canal de Suez fut achevé en 1869, sous le successeur de Saïd, le khédive Ismaïl. Ismail organisa une grande fête internationale pour célébrer l'inauguration et chargea Giuseppe Verdi (mort en 1901) d'écrire l'opéra Aida, qui fut joué pour la première fois dans le nouvel opéra du Caire. On nous raconte que

"le scénario de l'opéra a été fourni par Auguste Mariette, égyptologue français et fondateur du Musée égyptien du Caire, bien que sa structure fondamentale, un triangle amoureux, soit commune à de nombreux opéras".

L'orientaliste Bernard Lewis affirmera plus tard qu'aucune capitale arabe ne disposait d'un orchestre symphonique, alors même qu'un orchestre jouait régulièrement dans le vénérable Opéra du Caire, construit pour célébrer l'ouverture du canal.

Ismail Pacha (r. 1863-1879) était également un modernisateur. Il a déclaré un jour : "L'Égypte n'est plus en Afrique. Nous faisons partie de l'Europe". Il a d'abord profité du boom mondial du coton provoqué par le blocus du Sud des États-Unis par le Nord durant la guerre civile. L'Égypte possédait une variété indigène très prisée de coton à fibres longues. Ismaïl a emprunté massivement pour développer la culture du coton, étendre le réseau ferroviaire et construire d'autres infrastructures. Mais les banques européennes l'ont ruiné avec des intérêts élevés quasi-mafieux et des taxes supplémentaires, et l'Égypte s'est retrouvée lourdement endettée auprès des banques et des détenteurs d'obligations européens. La fin de la guerre civile a entraîné une offre massive de coton sur le marché mondial et les prix ont chuté, rendant de plus en plus difficile le remboursement de la dette. C'est ainsi que l'Égypte est devenue le pays le plus endetté au monde par habitant. En 1876, Ismaïl a été contraint de vendre le canal de Suez à l'Empire britannique pour un prix dérisoire afin de rembourser une partie de ces prêts, contractés à des taux exorbitants. En 1882, le pays se révolta contre l'impérialisme informel européen, mais les Britanniques envahirent le pays avec des troupes britanniques et indiennes et colonisèrent l'Égypte de 1882 à 1922. Londres voulait contrôler le canal de Suez et l'Égypte, car le canal était la route la plus courte et la moins chère entre la Grande-Bretagne et le joyau de la couronne de l'Empire, l'Inde.

Au début des années 1950, l'Égypte était officiellement indépendante de la Grande-Bretagne, mais les Britanniques possédaient toujours le canal. Les Égyptiens se sont révoltés contre ce vestige du colonialisme en 1952, et la police égyptienne et les troupes britanniques ont échangé des coups de feu. En 1952, de jeunes officiers ont organisé un coup d'État. Le 26 juillet 1956, le président égyptien Gamal Abdel Nasser, arrivé au pouvoir après le coup d'État, a nationalisé le canal.

Les Britanniques ripostèrent en conspirant avec les Français et les Israéliens pour reprendre le canal de Suez. Les Français, qui tentaient de réprimer la révolution algérienne, haïssaient le nationalisme arabe et l'anticolonialisme populaires prônés par Abdel Nasser. Israël convoitait la péninsule du Sinaï pour son projet de Grand Israël. Les trois pays mirent leur complot à exécution et entrèrent en guerre à la fin du mois d'octobre 1956. Ils omirent toutefois d'informer le président Ike Eisenhower de leurs plans. Ce dernier découvrit le complot et, furieux, crut que cela pourrait lui coûter l'élection présidentielle contre Adlai Stevenson, car il risquait de passer pour un homme déconnecté des réalités et incapable de contrôler les affaires mondiales.

Eisenhower ordonna aux trois pays de se retirer immédiatement d'Égypte, menaçant de suspendre les prêts américains et de faire s'effondrer leur économie. Il semble avoir utilisé un langage cru, propre aux vieux soldats, lors de certains de ses appels téléphoniques avec ces chefs d'État indisciplinés. Eisenhower pensait que la guerre de Suez de 1956 constituait une grave menace pour l'ordre mondial établi après la Seconde Guerre mondiale, qui proscrivait les guerres d'agression et la conquête des territoires voisins. Il craignait également que les tentatives françaises et britanniques de conserver leurs empires coloniaux ne poussent les Égyptiens et les Algériens dans les bras des communistes, comme cela s'était déjà produit au Vietnam. Il pensait plutôt pouvoir les intégrer à l'ordre capitaliste.

Ainsi, l'unique implication des États-Unis dans le canal de Suez a été de préserver la revendication de l'Égypte sur ce canal, pilier essentiel d'un monde d'après-guerre où les États-nations sont maîtres de leurs ressources nationales.

Et maintenant, le vieux ringard abricot veut annuler les accomplissements d'Eisenhower, vainqueur du fascisme et défenseur d'un ordre mondial post-conquête, pour contraindre l'Égypte à renoncer à une partie des droits de passage du canal de Suez. Avec environ 16 milliards de dollars par an, ceux-ci constituent l'une des cinq principales sources de revenus de l'Égypte, un pays terriblement pauvre.

Bien sûr, dans quatre ans, avec Donald Trump à la barre, les États-Unis pourraient eux aussi devenir un pays terriblement pauvre, et peut-être que l'Égypte nous fera alors l'aumône.

Traduit par  Spirit of Free Speech

 Juan Cole est le fondateur et rédacteur en chef d'Informed Comment. Il est professeur d'histoire à l'université du Michigan, où il occupe la chaire Richard P. Mitchell. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont  Muhammad et  The Rubaiyat of Omar Khayyam. Suivez-le sur Twitter à l'adresse  @jricole ou sur la  page Facebook d'Informed Comment.

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