Bernard GENSANE
Autant l'écrire en préambule, la morale de ce fort roman est que, même si la situation est désespérée, il faut garder espoir et que, même si on se croit battu, il ne faut jamais cesser de se battre.
L'auteur cite Jean Ferrat ("Dans la jungle ou dans le zoo") :
Ainsi donc ainsi donc
Il n'y aurait plus rien à faire
Qu'à mettre la clé sous la porte
De ce château sombre et désert
Où gisent nos illusions mortes
[…]
Faudrait faire amende honorable
raser les murs courber le dos
Se résigner au pitoyable
[…]
Il nous faudrait tout renier
De la bataille surhumaine
Que depuis l'âge des cavernes
L'homme à lui-même s'est livré
L'auteur reprend par ailleurs Albert Einstein pour bien cadrer son propos anticapitaliste : « La compétition illimitée conduit à un gaspillage considérable de travail et à la mutilation de la conscience sociale des individus. Je suis convaincu qu'il n'y a qu'un seul moyen d'éliminer ces maux graves, à savoir l'établissement d'une économie socialiste accompagné d'un système d'éducation orienté vers des buts sociaux » ("Pourquoi le socialisme", publié dans la Monthly Review en 1949.
Par ailleurs, en lecteur intelligent de George Orwell qu'il cite toujours à bon escient, Levy montre à quel point la maîtrise de la langue, du langage, des mots, est un enjeu fondamental : « Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? Á la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'expliquer. » (1984).
Michel Levy n'est certes pas le premier à avoir constaté à quel point le discours et la pratique politique se sont inféodés aux exigences de l'image, du buzz, d'une rhétorique binaire, de la simplification à outrance. Mais il pointe directement les conséquences des démissions variées des élites intellectuelles en citant Bertolt Brecht : « c'est l'ignorance politique qui produit la prostituée, l'enfant de la rue, le voleur, le pire de tous les bandits, et surtout le politicien malhonnête, menteur et corrompu qui lèche les pieds des entreprises nationales et multinationales. »
Comme souvent le mal vient d'outre-Atlantique, ce pays étrange (qui n'en est pas un : des « états unis » qui subiront peut-être le destin d'un autre pays qui n'en était pas un non plus : « l'Union des républiques socialistes soviétiques qui s'est dissoute dans une forme peut-être pire que le modèle original) sous la coupe infernale et peut-être éternelle de deux grands partis dirigés par des affairistes de la politique… et des affaires, « deux grandes bandes de politiciens spéculateurs qui se relaient pour prendre possession du pouvoir de l'État et l'exploite avec les moyens les plus corrompus et pour les fins les plus éhontés ; et la nation est impuissante en face de ces deux grands cartels de politiciens qui sont soit-disant à son service mais en réalité la dominent et la pillent » (Levy cite ici Friedrich Engels, Introduction à la guerre civile en France, 1891).
Dans ce roman, des militants viscéralement communistes ont fondé une organisation appelée Genre humain-Terre communiste dont l'objectif est « le renversement des institutions et leur remplacement par une société retrouvant sa raison d'être originelle, assurer à chacun de ses membres sans exception subsistance et bien-être par une appropriation collective des richesses – bien loin du Parti communiste fédéral qui s'était renié depuis longtemps en abandonnant toute référence au communisme ».
Une remotivation des masses avait quelque chose de sisyphien, la majorité des populations ayant été engloutie « dans une spirale de résignation face à un système tout-puissant ». Ce système a trouvé d'excellents alliés en la personne de "réformateurs " – en fait "contre-réformateurs" – qui ont poursuivi le travail de sape lancé par la classe dominante en « disloquant la santé publique et l'éducation », en privatisant tous les pans de la société selon un modus operandi aussi pernicieux qu'implacable : « d'abord tarir les ressources d'un service public jusqu'à l'étrangler – hôpitaux, écoles, transports – puis le déclarer en crise et appliquer le remède qui guérirait le malade en le tuant : consultant et firmes privées prenaient les commandes et mettaient en marche la machine à profit. Depuis les traités européens qui avaient ouvert les vannes d'une mise au pas des économies, la concurrence obligatoire et la marchandisation de tout ce qui pouvait être mis à prix effaçait peu à peu les conquêtes sociales. » Et le pire, ajoute Lévy, c'était « le déferlement du complexe techno médiatique : un phénomène terriblement menaçant car les réseaux et les services numériques de plus en plus invasifs et tentaculaires formaient un immense dispositif d'influence détenu par des intérêts privés hors de tout contrôle public. » En entonnant la chansonnette de la "croissance et de l'ambition partagée", sans oublier, bien sûr, celle du "vivre ensemble".
Pour que tout passe, il a fallu décérébrer l'opinion publique, mettre, par exemple, dans le même sac, les Brigades rouges et Pol Pot, dire qu'Andreas Baader et Ulrike Meinhoff étaient à la tête d'un "bande", eux qui étaient prêts à se faire tuer pour s'opposer au massacre de populations civiles de pays lointains, pour empêcher qu'on brûle vivant au napalm des êtres humains, qu'on déverse sur eux des poisons. Bref, faire oublier, pour ne reprendre que cet exemple, les États-Unis avaient déversé en Asie du Sud-Est des milliers de tonnes d'un défoliant à la dioxine ayant empoisonné trois millions d'hectares (l'équivalent de cinq fois la surface du Pas-de-Calais) et des millions d'individus encore victimes de malformations congénitales.
La propagande du système put jouer sur du velours en faisant croire à des millions de personnes qu'il était criminel, dictatorial, de vouloir partager le fruit du travail pour que chacun puisse vivre normalement (seul le capitalisme libéral était productif, viable et humain). Ce système parvint à faire passer pour naturel un discours "orwellien", avec ses « périphrases lourdes », ses « expression prétentieuses » comme quand « les problèmes devenaient des problématiques disruptives et les objectifs des challenges aux enjeux majeurs ». Sans parler des grèves qui n'étaient que des machines à créer de la frustration chez les consommateurs.
Comme tout se tient, l'auteur a raison des rappeler que « les États-Unis d'Amérique, à la fois bastions et forces motrices du système capitaliste, disposent à eux seuls de presque la moitié des budgets militaires cumulés de toute la planète et plusieurs centaines de bases de leurs armées sur tous les continents. »
Mais ne nous leurrons pas : la situation ne fait qu'empirer. Selon Gabriela Bucher, directrice générale d'Oxfam, la fortune des 10 personnes les plus riches dont 9 sont des hommes a augmenté de 413 milliards de dollars en 2020 c'est 11 fois plus que ce que l'ONU estime nécessaire pour l'ensemble de son aide humanitaire mondiale.
Dans les pays favorisés l'expression "lutte des classes" effraient en proportion de ce qu'on aurait à perdre. La crainte d'empirer la situation enferme dans une forme d'abdication qui est plus dangereuse que le combat lui-même. Cela équivaut à accepter des reculs sans fin acceptés par le story telling, ce procédé qui consiste à influencer l'opinion en utilisant l'émotion, des histoires et des messages personnels tout en mettant les faits à l'arrière-plan. Dire que des révolutionnaires ont eu raison de renverser un dictateur est devenu une apologie du terrorisme.
La lutte des classes n'a pas disparu. La classe des travailleurs existe toujours mais sa définition est plus large qu'au XIX et XXèmes siècles. Elle comprend tous ceux qui vivent de leur travail qui subissent la concurrence pour l'emploi les exigences croissantes de rentabilité.
Enfin, méfions-nous de l'expression "loi du marché" : « L'expression loi du marché crée une confusion entre le premier sens du mot loi comme règle établie pour organiser la société et son sens figuré qui désigne un principe physique comme par exemple la gravitation ce brouillage a introduit dans les esprits la conviction que le mécanisme d'offre et de demande serait à la fois légitime et inéluctable alors qu'il n'est que la conséquence d'un rapport de force c'est-à-dire le contraire d'une loi au sens de ce mot dans un état de droit. »
Éditions Infimes. Orléans : 2024.