par Jean Pégouret
La guerre est une façon d'obtenir ce que l'on ne peut obtenir par le commerce. Cette façon d'agir est celle à laquelle les États-Unis nous ont habitués alors qu'ils revendiquent être la nation héritière de la défense des Droits de l'Homme. Les taxes douanières imposées pour le président Donald Trump en sont la dernière illustration.
Les philosophes de l'antiquité, en Chine ou en Grèce, proposaient déjà aux souverains comment régler les conflits autrement que par le pillage des voisins. Établir des règles d'harmonie et de bonne conduite entre les hommes, légisme de Mengzi et Confucianisme en Chine, démocratie d'Aristote dans les cités grecques avait permis bon gré mal gré de limiter la conquête brutale des territoires et l'élimination des populations, permettant le développement des cités, de la science, de la culture, de la santé, du respect mutuel et des échanges mutuellement profitables.
La Chine, depuis l'Ouverture et la Réforme, sous la direction du Parti Communiste, rassemblé depuis plus de dix ans autour du président Xi Jinping et avant lui, autour de dirigeants qui ont maintenu les acquis de la lutte préalable de Libération menée par le président Mao, puis les réformes économiques de Deng Xiaoping, a retrouvé sa place économique florissante du XVIIIe siècle, assuré sa sécurité et affirmé sa dignité bafouée lors des guerres de l'opium.
Cela, elle l'a obtenu sans jamais chercher à jouer le jeu de la colonisation, ni en prétendant planter son drapeau ou imposer son modèle de civilisation au-delà de ses frontières. Elle l'a obtenu par le travail acharné de son Peuple dans la continuité de ses valeurs et de sa culture millénaire.
Dans le même temps, les États-Unis, jeune nation née de la colonisation de terres lointaines, de l'idée que la fortune souriait aux audacieux, que les perdants n'avaient qu'à s'en prendre qu'à eux-mêmes et que la réussite étant la marque de la reconnaissance divine, profitait de l'affaiblissement des puissances de la vieille Europe à la suite des deux guerres mondiales, pour établir son hégémonie sur le monde.
Il faut rappeler cela, histoire et principes, pour expliquer où nous en sommes aujourd'hui lorsqu'un président des États-Unis impose unilatéralement des hausses spectaculaires de tarifs douaniers tant à ses anciens alliés européens qu'à la Chine qu'il désigne comme le concurrent majeur et systémique de son pays.
La situation économique des États-Unis s'est construite non pas sur la recherche du bien-être du Peuple ni sur l'échange honnête mais sur l'enrichissement des financiers, l'endettement des consommateurs américains, le financement par la dette auprès de pays étrangers plus sobres et économes comme la Chine ou le Japon ou redevables géopolitiquement comme l'Europe et les pays arabes producteurs de pétrole, et la suprématie du dollar obtenue au départ par la mainmise sur le commerce du pétrole.
Ce tableau résulte du mode d'économie financière occidental dans lequel les investissements productifs sont réalisés dans les pays aux coûts de main d'œuvre et fiscaux les plus avantageux et les ventes dans les pays où elles sont les plus avantageuses.
À l'inverse de la Chine, ce système libéral financier de marché a vu s'installer, aux États-Unis et en Occident, la pauvreté résultant de la désindustrialisation, le désinvestissement dans les infrastructures, la baisse du niveau d'éducation, une criminalité galopante et l'insécurité.
En parallèle, la dépense publique insolvable n'a été traitée que par un endettement stratosphérique qui menace le reste de l'économie mondiale.
Les États-Unis - ou devrait-on plutôt dire les intérêts financiers de ce pays - se trouvent ainsi depuis maintenant plus de vingt ans devant un double défi économique.
Le premier défi pour les financiers est de s'assurer la possession de matières premières et de main d'œuvre à des coûts compétitifs par rapport à leurs concurrents et d'avoir la maîtrise des routes commerciales mondiales.
Le deuxième est de s'assurer que les pays riches restent leurs clients et d'éliminer les potentiels fournisseurs de leurs clients.
Les gouvernements démocrates, très inspirés par les néoconservateurs, ont privilégié le premier défi, jouant en général la carte des conflits et de la déstabilisation de pays fournisseurs de matières premières comme l'Iraq, l'Iran la Russie, ou contrôlant des routes ou des ports comme la Russie, l'Asie centrale, l'Ukraine, la Syrie, le Pakistan, la Birmanie...
La déstabilisation de l'Ukraine en 2014 n'avait aucun rapport avec la diffusion de la démocratie, mais bien de couper les liens entre le client européen et les fournisseurs russes et chinois. En ligne de mire, le plan séculaire datant de l'empire britannique et repris par les États-Unis, de mettre la main sur les ressources minières et énergétiques de la Russie et de l'Asie centrale pour à la fois alimenter son économie et en priver son principal concurrent, la Chine. Sans oublier de tracer une ligne infranchissable de la Baltique à la mer Noire pour entraver le commerce entre la Chine et l'Europe, surtout depuis la mise en place de la Ceinture et la Route.
Cela n'a pas empêché les démocrates d'appliquer aussi des sanctions douanières comme des taxes de 100% sur les véhicules électriques chinois.
Ces actions n'ont pas été couronnées de succès. La dette des États-Unis a poursuivi son ascension, la tentative de mainmise sur l'Ukraine s'est soldée par un échec dès 2022 car la Russie y a mis un coup d'arrêt. Le président Trump en a pris acte et s'est attelé à la tache de réparer les pots cassés dès son arrivée au pouvoir.
Trump s'est engagé sur la deuxième voie en imposant des tarifs douaniers exorbitants à tous les concurrents de l'économie américaine. Il ne néglige pas néanmoins la première voie en affichant son ambition de prendre le contrôle de territoires étrangers qu'il juge stratégiques pour les États-Unis pour leurs matières premières et pour leur position sur les routes commerciales, le Groenland, le Canada et le canal de Panama.
Quelles sont ses motivations, les conséquences prévisibles et la façon la plus appropriée d'y répondre ?
Selon moi, non, Trump n'est pas fou ! À la différence de ses prédécesseurs démocrates, Trump cumule les fonctions de président d'un pays qu'il voit s'effondrer et d'homme d'affaire à la tête de son propre empire immobilier basé aux États-Unis menacé de sombrer à cause de l'incurie des financiers mondialistes.
Trump a analysé que les entreprises américaines produisant en Chine ne payent pas leurs impôts aux États-Unis mais en Chine. Elles ne contribuent pas au budget de l'État donc au remboursement de la dette. Les tarifs douaniers qu'il impose aux produits importés expriment simplement sa volonté de récupérer les impôts qui auraient été payés par les entreprises américaines si elles avaient produit sur le sol américain. Lorsque Trump accuse la Chine d'appauvrir les États-Unis par une concurrence déloyale, c'est cela qu'il a en tête.
Dès son premier mandat de 2017, lui et ses conseillers avaient identifié les menaces pour les États-Unis de la croissance incontrôlable de la dette, de la perte de qualification de la classe active, de l'anomie sociale, c'est-à-dire de la perte d'identité et de cohésion des composantes de la population sous l'effet des pressions wokistes, écologistes rétrogrades et de l'immigration.
Malheureusement pour lui, Trump s'était laissé enfermer par les contre-pouvoirs législatifs et de toute sorte qu'offrent la Constitution américaine, notamment les médias, et surtout les milieux financiers auxquels sont asservis ces contre-pouvoirs. Il n'a pu aller au bout de son action. Sa seule réussite, selon moi, lors de son premier mandat, est d'avoir évité une guerre avec la Chine en Mer de Chine, qu'aurait immanquablement provoquée Hillary Clinton si elle avait été élue.
Dès sa prise de fonction en 2025, Trump a mis en place sans aucune retenue le programme pour lequel il avait été élu. Il a ignoré ou balayé tous les obstacles qui entravaient son projet «Rendre sa grandeur à l'Amérique» (MAGA : «Make America Great Again»). Il a agi comme un homme qui savait qu'il disposait d'un temps limité, les deux ans entre sa prise de fonctions et les «élections à mi-mandat», mais qu'il pouvait brandir la légitimité de son élection pour appliquer sans limites ce pour quoi il avait été élu.
C'est ainsi qu'il a préalablement «dégraissé» l'administration, les structures de force (armée, services de renseignement, conseil de sécurité, organismes d'influence intérieure et extérieure) et les universités de ses opposants wokistes et retiré des prérogatives y compris à l'ancien président Biden.
Ses motivations pour imposer des droits de douanes sont doubles.
D'abord, arrêter la spirale de l'endettement. Trump et ses conseillers savaient que l'endettement menaçait le statut du dollar comme monnaie de réserve et qu'une économie artificiellement financiarisée et dépendante de prêts des pays aux économies «réelles» finirait par s'effondrer.
Ensuite, rapatrier les activités industrielles manufacturières et les investissements sur le sol américain, faire que les entreprises qui vendent aux États-Unis produisent aux États-Unis et payent leurs impôts aux États-Unis, et redonner du travail à la classe ouvrière déclassée qui l'a élu.
La réduction de l'endettement est ainsi le principal objectif des mesures prises par Donald Trump. D'un côté il réduit les dépenses par le dégraissage de l'administration, le rabotage des subventions diverses à des services «parasites» et à des universités hostiles ou «perverties». De l'autre, il récupère des ressources financières pour rembourser la dette avec les droits de douane qui ne tombent pas dans les poches des entreprises mais bien dans le budget de l'État.
Certains voient d'autres motivations plus personnelles et de politique politicienne dans ce jeu autour des droits de douane. Trump cumule les rôles de président d'une grande puissance, de chef d'un des deux partis qui font la vie politique du pays, le parti républicain, et d'homme d'affaires. Il a la capacité d'imposer par décret des droits de douanes et de les assouplir subitement selon un agenda qu'il contrôle. Les marchés boursiers plongeant à la moindre incertitude et se reprenant à l'annonce d'un relâchement, il est aisé, à celui qui dispose des informations au bon moment, d'investir et de revendre en empochant une substantielle plus-value. Ces mouvements pourraient très bien profiter aux soutiens de Donald Trump, notamment aux financiers républicains, dès lors qu'ils seraient préalablement informés, et bien évidemment, à l'oligarque président lui-même.
Laissons cet aspect de côté car il relève aujourd'hui de la présomption et pas des faits, et que ce sont surtout les conséquences sur l'économie mondiale qui doivent nous intéresser dans l'immédiat.
Les motivations premières de Trump, paradoxalement, s'inscrivent dans l'agenda d'un monde multipolaire. Certains le qualifient de «souverainiste» ou d'«isolationniste». «Certains», ce sont les partisans d'une économie mondialisée où les financiers produiraient des produits standardisés dans des régions pauvres où les coûts seraient plus faibles - et où ils devraient le rester - et vendraient dans des régions où le pouvoir d'achat serait garanti par l'endettement.
En visant le rapatriement des productions manufacturières pour les Américains, par des Américains, sur le sol américain, Trump place les États-Unis au même rang que les pays comme la Chine aspirant à une économie réelle au service de ceux qui la produisent...
Quelles sont les conséquences immédiates de la hausse des tarifs douaniers de Trump ?
Évidemment, les premiers à en souffrir seront les consommateurs américains les plus pauvres sur lesquels vont peser le double poids des tarifs douaniers sur les produits importés qui leur seront répercutés et de l'inflation.
En Europe, le préjudice sera à double détente selon que les tarifs seront appliqués ou brandis ou mis en suspens comme une épée de Damoclès. S'ils sont maintenus, les consommateurs seront les premiers affectés immédiatement. Leur suspension aura comme contrepartie le transfert d'investissements sur le sol américain. Dans ce cas, la sanction se traduira par une augmentation du chômage et la perte de pouvoir d'achat dans les bassins d'activité environnants. Autrement dit, le transfert de la désindustrialisation et de la paupérisation sur le sol européen.
Les exportations chinoises vers les États-Unis, quant à elles, ne représentent que 12,5% des exportations totales de la Chine. Les principaux clients de la Chine se trouvent dans l'ASEAN et en Europe. La Chine a parfaitement la capacité de réorienter ses exportations vers ses autres clients et vers la consommation intérieure. Si l'on explore la nature du commerce entre la Chine et les États-Unis, on relève que 90% des produits chinois sont technologiques, des médicaments - 95% des antibiotiques consommés aux États-Unis proviennent de Chine - des batteries et des minéraux. Seulement 10% sont des produits à faible valeur ajoutée.
Les produits technologiques sont fabriqués en grande partie par des entreprises américaines dans l'informatique, l'aéronautique et l'automobile. Taxer ces produits revient à taxer des entreprises américaines.
À l'inverse, 70% des produits américains importés par la Chine sont agricoles, comme le soja, ou énergétiques. Il est très facile pour la Chine de trouver des fournisseurs alternatifs au Brésil, en Russie ou au Moyen-Orient.
La Chine peut également imposer un embargo à l'exportation vers les États-Unis de terres rares et de produits technologiques tout en restant ou en devenant rapidement autonome à l'égard des produits agricoles, énergétiques ou technologiques américains.
Comment réagir à la politique douanière agressive de Donald Trump ?
Le premier sentiment qui peut naître en Chine est que l'histoire se répète 125 ans après la première Guerre de l'Opium et que l'arrogance de l'hégémon américain reproduit celle de l'Empire britannique pour les mêmes causes. Les financiers de Wall Street prennent la suite de la Compagnie des Indes en semblant ignorer que la Chine a retrouvé sa liberté après un siècle de luttes d'indépendance et 75 ans de travail acharné pour retrouver sa prospérité, son autonomie, son faste culturel et sa dignité... et s'est doté d'une armée qui garantit désormais tous ces acquis. L'erreur des États-Unis serait de croire que la Chine a peur de la confrontation.
Les États-Unis jouent au poker alors que la Chine joue au Weiqi. Si l'on peut bluffer au poker en laissant croire à l'adversaire que son jeu est plus faible, au Weiqi, les adversaires ont simultanément la vision de l'ensemble du jeu. Aujourd'hui, les moyens d'informations sont tels que tout le monde connait les forces et les faiblesses des uns et des autres. Sunzi dit : «Connaissez l'ennemi, connaissez-vous vous-même, votre victoire ne sera jamais menacée. Connaissez le terrain, connaissez les conditions météorologiques, votre victoire sera alors totale». La Chine n'a aucune raison de se laisser intimider par le joueur de poker : elle voit tout le jeu, elle connait ses forces et celles de son «partenaire».
L'Union européenne, par contre, a des marges de manœuvre plus réduites, tenue depuis sa création par son intégration à l'économie américaine, par sa dépendance technologique et militaire, par sa propre dette et ses avoirs en dette américaine, par sa dépendance au dollar et aux règles extraterritoriales américaines qui en découlent.
Alors que faire ?
J'ai tendance à penser que Trump lance un appel au secours au monde entier avec son attitude agressive. L'erreur serait de céder à la panique et de tenter d'obtenir des avantages à la marge.
L'expérience des sanctions économiques imposées à la Russie après 2014 est intéressante. Décréter un embargo sur les produits russes et à certaines exportations vers la Russie est le symétrique des tarifs douaniers américains d'aujourd'hui. C'est comme si la Russie avait imposé des tarifs douaniers de 1000% sur ses importations de l'étranger - sauf que ce sont les États-Unis qui l'ont fait pour elle. La conséquence a été que la Russie a réagi en développant ses propres productions agricoles au lieu d'importer et qu'elle a réorienté ses exportations énergétiques vers d'autre marchés à un niveau supérieur à celui d'avant sanctions.
La Chine fera de même mais avec une marge de manœuvre encore plus grande.
Sur le plan intérieur, la Chine doit accroître sa production agricole afin de parvenir à l'autonomie alimentaire et réduire les écarts entre villes et campagnes. La Chine doit accroître sa demande intérieure afin de satisfaire les besoins en santé, éducation, vie quotidienne, confiance dans l'avenir, retraites et perspective de vie heureuse.
Sur le plan extérieur, la Chine doit contribuer à renforcer la mondialisation sur un modèle multilatéral suivant les cinq principes de respect mutuel, dialogue, échanges gagnants-gagnants, non-ingérence dans les affaires intérieures, inclusivité. Ceci doit se faire dans le cadre de l'ONU avec une refonte des institutions internationales, en particulier le FMI et la Banque mondiale, afin de libérer les pays pauvres de la soumission à l'endettement et de favoriser leur réel développement.
Cela implique une collaboration renforcée avec les pays de l'Union européenne afin de les aider à s'affranchir de la dépendance américaine, en commençant par la technologie puis par la dépendance au dollar.
Enfin, les États-Unis doivent pouvoir eux-aussi être libérés de leur dépendance au système d'économie financière. Paradoxalement, les annonces de Donald Trump sont les signes plus d'un malaise de la société américaine qu'une volonté de dominer le monde. C'est comme cela que je l'interprète. C'est pourquoi il faut à mon avis agir avec miséricorde, comme un médecin avec un malade, plutôt que comme un juge implacable ou un rival animé par la vengeance.