En rassemblant de nouveaux dossiers non expurgés et des témoignages personnels, nous savons aujourd'hui qu'il y a eu un puissant mouvement contre l'autonomie de l'agence. Jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus.
Source : Responsible Statecraft, Peter Kornbluh
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Lorsque les derniers documents déclassifiés des dossiers de l'assassinat de John F. Kennedy ont été mis en ligne sur le site des Archives nationales la semaine dernière, le premier document recherché par les chercheurs et les journalistes a été le mémorandum de juin 1961 du conseiller de la Maison Blanche Arthur Schlesinger Jr. au président, intitulé « Réorganisation de la CIA. »
ABC News a commencé sa couverture initiale de la publication des documents de JFK avec ce document, citant les statistiques dramatiques de Schlesinger, désormais non expurgées, qui montrent que « la CIA a aujourd'hui presque autant de personnes sous couverture officielle à l'étranger que [le] Département d'État. » Le New York Times a également publié ce document en titrant : « Un collaborateur de Kennedy craignait que la CIA ne menace le pouvoir du département d'État. »
Entre-temps, les Archives de la sécurité nationale (où je travaille) ont affiché une page 8 entièrement noircie datant de la première déclassification du document, juxtaposée à la page maintenant entièrement lisible révélant le rapport détaillé de Schlesinger au président selon lequel « 47 % des responsables politiques en poste dans les ambassades des États-Unis étaient des agents de la CIA. » - des agents travaillant sous couverture diplomatique et connus sous le nom de « sources américaines contrôlées. »
« Parfois, le chef de mission de la CIA est dans le pays depuis plus longtemps, dispose de plus d'argent, exerce plus d'influence (et est plus compétent) que l'ambassadeur » a déclaré Schlesinger pour mettre en garde Kennedy contre l'impact négatif de la CIA sur l'exercice d'une politique américaine responsable. « Souvent, il a un accès direct au Premier ministre local. Parfois, il poursuit une politique différente de celle de l'ambassadeur. »
Des révélations qui méritent d'être publiées, c'est certain. Mais l'attention portée par les médias aux derniers secrets de ce document ne tient pas compte de l'importance historique plus large de l'ensemble de ce mémo de 15 pages. Depuis sa première déclassification partielle il y a plus de 20 ans, la proposition secrète de Schlesinger sur la « réorganisation de la CIA » a mis en lumière un moment crucial de l'histoire controversée de la CIA - le bref intermède qui a suivi l'échec désastreux de l'invasion paramilitaire des forces en exil organisée par la CIA à la Baie des Cochons, lorsque la Maison Blanche de Kennedy a sérieusement envisagé de reconfigurer l'Agence et de redistribuer ses missions clandestines et de collecte de renseignements à d'autres départements.
Grâce à la notoriété dont jouit aujourd'hui ce document, ainsi que d'autres récemment rendus publics en vertu du Kennedy Assassination Records Act, l'histoire de ce moment unique dans l'histoire des opérations secrètes peut désormais être racontée.
Baie des Cochons : la CIA dispersée au gré des vents
« Comment ai-je pu être aussi stupide que de les laisser faire ? a demandé le président John Kennedy à ses conseillers après l'infâme fiasco de la CIA à la Baie des Cochons en avril 1961. Outre le fait que l'invasion de Cuba par les États-Unis était un acte d'agression flagrant - violant le droit international et la souveraineté de Cuba -, son échec a constitué un embarras catastrophique pour JFK, quelques semaines seulement après son entrée en fonction à la Maison-Blanche.
Kennedy tenait Allen Dulles, directeur de la CIA, et Richard Bissell, son adjoint chargé des opérations secrètes, personnellement responsables de l'avoir trompé sur les perspectives de succès de l'assaut paramilitaire mal planifié. En effet, alors qu'il analysait les implications de l'échec de l'invasion, Kennedy a exprimé son désir de « diviser la CIA en mille morceaux et de l'éparpiller au gré des vents. »
Ce concept n'était pas qu'une simple rhétorique de colère. Le président a en fait mis en place une série de délibérations secrètes visant à démanteler les fonctions de renseignement, d'espionnage et d'action secrète de la CIA et à subordonner ses opérations au département d'État. Kennedy a chargé l'un de ses principaux conseillers à la Maison Blanche, Arthur Schlesinger Jr, ainsi que le President's Foreign Intelligence Advisory Board (PFIAB) - l'équipe de sages de haut niveau qui surveillait la communauté du renseignement au nom du président - d'étudier cette option.
La commission spéciale nommée par Kennedy pour enquêter sur la débâcle à Cuba, présidée par le général Maxwell Taylor, s'est également penchée sur ce que l'on a appelé la « réorganisation de la CIA. »
Dans son récit primé par un prix Pulitzer, « Mille jours : John F. Kennedy à la Maison Blanche », Schlesinger fait brièvement allusion à cet effort. La Baie des Cochons « a suscité une grande variété de propositions de réorganisation de la CIA », écrit-il. « Le département d'État, par exemple, était impatient de séparer les fonctions ouvertes de la CIA de ses fonctions clandestines, et même de changer le nom de l'Agence. »
En fait, c'est Schlesinger lui-même qui a suggéré plusieurs nouveaux « titres irréprochables » pour une CIA reconstituée, tels que The National Information Service [Service national d'information] et The Foreign Research Agency [Agence de recherche à l'étranger, NdT]. Et c'est Schlesinger qui a présenté au président les critiques les plus sévères à l'encontre de l'Agence, ainsi que les propositions les plus concrètes pour la scinder et reconstruire ses fonctions sous le contrôle du département d'État.
Les mémorandums de Schlesinger
Schlesinger a présenté ces arguments dans deux longs mémorandums secrets destinés au président. Le premier, daté du 18 mai 1961 et intitulé « How to Organize an Intelligence Service : Implications of the British Example [Comment organiser un service de renseignement : implications de l'exemple britannique, NdT], répondait à la demande de Kennedy qui souhaitait que Schlesinger examine « la structure des services de renseignement britanniques » afin de déterminer « ce qu'elle pourrait apporter à notre propre réflexion sur la réorganisation de la CIA. »
La note met en lumière la structure du service de renseignement britannique telle qu'elle a évolué après la Seconde Guerre mondiale, en se concentrant non seulement sur la façon dont il a séparé les fonctions de collecte de renseignements des opérations spéciales, mais aussi sur la façon dont le MI-6 a coordonné ses activités avec le ministère britannique des Affaires étrangères, auquel il était essentiellement subordonné. « Ce qui est particulièrement intéressant dans l'expérience britannique, ce n'est pas la division entre le renseignement et les opérations, mais les moyens par lesquels le service clandestin est maintenu sous un contrôle politique permanent », a conseillé Schlesinger à Kennedy.
L'approche britannique a permis de tirer des leçons de la débâcle de la Baie des Cochons, selon Schlesinger, car le département d'État avait été tenu totalement dans l'ignorance de la planification de l'invasion secrète. La « non-consultation » de la CIA a empêché tout contrôle indépendant de la politique. Il n'y avait pas de « fils de pute » - un homme chargé de soulever toutes les questions, de forcer toutes les objections et de trouver toutes les failles avant qu'une décision ne soit prise », a suggéré Schlesinger. « Dans les discussions cubaines, les arguments contre l'opération n'ont jamais été pleinement exposés. »
Plus important encore, Schlesinger a utilisé les conclusions de ce mémo pour plaider, peut-être pour la première fois à l'intérieur de la Maison Blanche, contre la conduite par les États-Unis de futures opérations paramilitaires secrètes de la CIA comme celle de la Baie des Cochons. Dans une dernière section intitulée « Opérations spéciales dans une société ouverte », il suggère que « les efforts visant à imposer le secret dans de telles situations (par le biais de fausses déclarations officielles, de la suppression d'informations, etc.) iront, s'ils sont couronnés de succès, à l'encontre de toute notre éthique nationale et, à long terme, auront un effet corrupteur sur le caractère de notre société ».
Le pire pour les intérêts de la politique étrangère des États-Unis, a-t-il souligné, serait que les efforts déployés pour maintenir le secret et le déni de ces opérations échouent, comme dans le cas de Cuba. « En cas d'échec (et l'on peut presque toujours être sûr qu'ils échoueront), ces efforts susciteront des appréhensions et des troubles dans le pays, attireront l'attention du monde sur les contradictions entre les professions et les performances de notre gouvernement, nous empêcheront par la suite d'invoquer les obligations des traités ou le droit international contre les communistes, et ébranleront définitivement la confiance dans notre décence et notre crédibilité internationales », concluait-il.
Dans son désormais célèbre mémo sur la « réorganisation de la CIA » soumis à Kennedy un mois plus tard, Schlesinger est revenu sur ces arguments. Le document met en lumière les principales fonctions et missions de la CIA : collecte clandestine de renseignements ; opérations politiques secrètes, sources américaines contrôlées sous couverture ; et guerre paramilitaire. Il émet également une critique virulente de l'autonomie dévoyée de la CIA.
« La CIA contemporaine possède de nombreuses caractéristiques d'un État à l'intérieur d'un État », a déclaré Schlesinger au président Kennedy. « Les opérations de la CIA n'ont pas été efficacement subordonnées à la politique étrangère des États-Unis. »
Pour remédier au manque de contrôle et de coordination de la CIA, Schlesinger a formulé des recommandations concrètes visant à découper les fonctions de l'Agence et à les confier à d'autres départements, en particulier le département d'État. Dans le cadre d'une agence de renseignement nouvellement restructurée, « le département d'État se verrait accorder tous les pouvoirs d'autorisation sur toutes les activités clandestines », à l'instar du modèle britannique. Les branches opérationnelles de la CIA seraient « reconstituées » au sein d'une nouvelle agence.
« Cette nouvelle agence serait chargée de la collecte clandestine, des opérations politiques secrètes et des activités paramilitaires. Schlesinger a également recommandé la création d'une seconde « agence semi-indépendante » qui se concentrerait sur la collecte et l'interprétation des renseignements. Cette agence regrouperait la division analytique de la CIA et le Bureau of Intelligence and Research du département d'État.
Avec une certaine ironie, Schlesinger a suggéré que cette nouvelle agence « pourrait bien être située dans le bâtiment de la CIA à McLean. »
La poursuite du PFIAB
En tant qu'assistant spécial du président, Schlesinger avait l'oreille de Kennedy. Mais il n'était pas le seul à s'intéresser à la réorganisation de la CIA. A la demande de Kennedy, le prestigieux et très secret comité consultatif du président sur le renseignement (PFIAB) a également mené une enquête sur l'option d'une réorganisation de l'Agence. Le 15 mai 1961, un mois seulement après l'invasion de la Baie des Cochons, JFK a personnellement assisté à une réunion du PFIAB, manifestement irrité par le manque de supervision de la CIA.
Selon le procès-verbal de la réunion publié dans les archives de l'assassinat, le président « a fait référence à une recommandation selon laquelle les programmes d'action secrète de la CIA ne valaient peut-être pas la peine de prendre des risques ni de dépenser beaucoup d'hommes et d'argent ; que la concentration de la CIA sur de telles activités avait eu tendance à nuire considérablement à l'exécution de sa mission principale de collecte de renseignements ; et qu'il devrait y avoir une réévaluation totale des politiques et des programmes d'action secrète des États-Unis. »
Le président a précisé que « quelqu'un à la Maison Blanche devrait être constamment en contact avec les opérations secrètes. »
Sous la présidence de James R. Killian Jr, le PFIAB a tenu deux sessions secrètes en juillet 1961 pour examiner les avis des responsables américains du renseignement sur la restructuration de la CIA. Lors d'une réunion au début du mois de juillet, Roger Hilsman, directeur du Bureau des renseignements et de la recherche du département d'État, a déclaré au conseil qu'il « était favorable à une réorganisation de la CIA selon les grandes lignes du système de renseignement britannique. »
Hilsman a recommandé de placer les opérations clandestines de collecte et d'action politique secrète « sous la tutelle du département d'État », selon un résumé de la réunion par le PFIAB. « Il exigerait que le département d'État exerce un contrôle politique sur tous les aspects du renseignement, y compris les activités politiques, psychologiques, de propagande, paramilitaires et autres activités secrètes connexes. »
Le 18 juillet, la Commission a rencontré le directeur adjoint de la CIA chargé des plans, Richard Bissell, le principal responsable de l'échec des opérations de la Baie des Cochons. « Bissell, de la CIA, a été invité à discuter avec les membres du conseil d'administration de son point de vue sur les mesures de réorganisation qui pourraient être prises... », selon un résumé déclassifié de la réunion.
Mais Bissell semblait plutôt se concentrer sur la nécessité pour le président de défendre publiquement la CIA. « À un moment donné de la discussion, Bissell a suggéré que le président pourrait peut-être prendre des mesures pour que le public comprenne et accepte mieux les responsabilités de la CIA. »
La commission Taylor
La commission d'enquête spéciale, nommée par le président Kennedy le 22 avril 1961, alors que les forces de Castro capturaient les derniers envahisseurs de la Brigade 2506 parrainée par la CIA, s'est également penchée brièvement sur les délibérations éphémères relatives à la réorganisation des fonctions institutionnelles de la CIA.
En effet, la Commission, présidée par le général Maxwell Taylor, ami proche de Kennedy, a immédiatement rencontré le directeur de la CIA, Dulles, qui les a immédiatement exhortés à laisser l'Agence intacte. « Plutôt que de tout détruire et de tout recommencer », a déclaré Dulles aux commissaires, « nous devrions prendre ce qu'il y a de bon dans ce que nous avons, nous débarrasser des choses qui dépassent vraiment les compétences de la CIA, puis rassembler le tout et le rendre plus efficace. »
Dulles a rejoint la commission Taylor, qui a tenu des auditions à huis clos sur ce qui avait mal tourné à la Baie des Cochons entre avril et juin 1961.
Comme le raconte Tim Weiner dans son ouvrage primé sur la CIA, « Legacy of Ashes » [Un héritage en cendres], l'un des derniers témoins à comparaître devant la commission Taylor était un vétéran du renseignement, le général à la retraite Walter Bedell Smith. Cet échange a eu lieu :
Général Smith : Je pense que la CIA a fait l'objet d'une telle publicité qu'il faudrait peut-être mettre le travail clandestin sous un autre toit.
La Commission : Pensez-vous que nous devrions retirer les opérations secrètes à la CIA ?
Général Smith : Il est temps de prendre le seau de boue et de le recouvrir d'un autre couvercle.
Le 13 juin 1961, la commission Taylor a présenté à Kennedy son rapport, qui comprenait 11 pages de recommandations visant à améliorer les opérations de la CIA, les préparations paramilitaires, les communications et la coordination. Mais la « réorganisation de la CIA » n'en faisait pas partie.
En effet, dans la foulée de la Baie des Cochons, le président n'a fait que bricoler la CIA en tant qu'institution. Kennedy a rapidement mis Allen Dulles à la retraite et, à la fin de l'année 1961, il a également licencié Richard Bissell.
Dans l'une des plus étranges péripéties de la bureaucratie, JFK a nommé son frère, le procureur général Robert Kennedy, au puissant poste de président du « Special Group Augmented », l'unité inter-agences ultrasecrète chargée des opérations secrètes dans le monde entier. Sous la supervision de RFK, la CIA et le Pentagone ont rapidement lancé une nouvelle série d'opérations secrètes légendaires contre Cuba, sous le nom de code « Opération Mangouste. »
Finalement, Kennedy a ignoré l'avertissement prémonitoire d'Arthur Schlesinger selon lequel « les activités secrètes sont autorisées tant qu'elles ne corrompent pas les principes et les pratiques de notre société, et qu'elles cessent de l'être lorsqu'elles ont pour effet de corrompre ces principes et ces pratiques. »
Si le président avait tenu compte de ces avertissements lorsqu'il en avait l'occasion et l'envie, l'héritage de la CIA ne serait peut-être pas riche des scandales corrupteurs de Mongoose, des complots d'assassinat, du renversement de la démocratie au Chili, du soutien à des dictatures militaires répressives, de la guerre des Contras et du scandale Iran-Contra, entre autres cas tristement célèbres de la sombre histoire des opérations secrètes.
Notre histoire, et celle de tant d'autres nations, aurait pu être différente.
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Peter Kornbluh travaille aux Archives de la sécurité nationale depuis avril 1986, où il dirige les projets de documentation des Archives sur le Chili et Cuba. Il est l'auteur de « Le dossier Pinochet : un dossier déclassifié sur les atrocités et la responsabilité. »
Les opinions exprimées par les auteurs sur « Responsible Statecraft » ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses partenaires.
Source : Responsible Statecraft, Peter Kornbluh, 27-03-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises