16/07/2024 investigaction.net  23min #252730

 Législatives : Mélenchon savoure la victoire du Nfp, Bardella fustige Macron pour avoir «jeté» la France à gauche

« Au pouvoir, le Nfp va très vite décevoir »

Olivier Mukuna

Une semaine après le second tour des Législatives, la situation politique hexagonale coince à tous les étages. D'un côté, pas de gouvernement, pas de Premier ministre, un Nouveau Front Populaire (NFP) victorieux en sièges mais qui s'écharpe sur le leadership gouvernemental. De l'autre, le président Macron, serial looser démonétisé, qui tente de bricoler un hypothétique Exécutif à sa botte... Pour y voir clair : entretien avec Bruno Guigue, analyste politique et auteur d'une dizaine d'ouvrages liés aux enjeux de politique internationale.

Investig'Action : En France comme en Europe, chacun s'accorde à qualifier ces Législatives 2024 «d'historiques ». Comment appréciez-vous la victoire « à la Pyrrhus » du NFP contre le Rassemblement National (RN), ce dernier restant le premier parti français en nombre de voix ?

Bruno Guigue : C'est le paradoxe de ce second tour : le RN est premier en nombre de voix, sans pour autant qu'il faille surestimer cette première place en termes de suffrages. En réalité, ce parti représente 32 % de 66 %, si on reporte le nombre de suffrages exprimés au taux de participation. Donc, c'est à peu près 22 % de l'électorat, des inscrits : ce qui est beaucoup, bien sûr ! Néanmoins, c'est encore loin d'être majoritaire.

Ensuite, les deux autres blocs - le macroniste et celui de gauche - représentent encore moins en termes de voix. Conclusion : aucun des trois blocs ne peut prétendre représenter une majorité de Français.

En termes de répartition de sièges, c'est le NFP qui arrive en tête. On a donc une réalité politique qui est double et apparemment contradictoire : un RN majoritaire en voix [10 millions] et un NFP majoritaire en sièges [182]. Sauf que, pour le fonctionnement des Institutions, c'est bien la répartition des sièges qui compte et non celle des voix. Il y a donc une légitimité du NFP - arrivé en tête- à réclamer l'exercice du pouvoir gouvernemental et à désigner dans ses rangs son candidat au poste de Premier ministre.

De même, il y a une sorte de légitimité des deux autres blocs à s'y opposer en jugeant que le NFP ne dispose pas d'une majorité absolue mais relative. Voilà où nous en sommes... Même si on voit que les uns et les autres manœuvrent dans tous les sens pour trouver une situation à leur convenance : ces résultats rendent la situation quasi inextricable.

I'A : Le refus de Macron de désigner un candidat issu des rangs du NFP au poste de Premier ministre est-il un « coup de force autoritaire » ?

B.G : Emmanuel Macron - qui est très fier d'avoir «  dégoupillé sa grenade » - a fragilisé l'ensemble du système politique français et toute la cohésion de la société française. Son « jet de grenade » aura très probablement des conséquences incalculables... Car l'instabilité politique n'est pas propice à la marche en avant d'une société qui a grand besoin de solutionner une série de problèmes.

Souvenons-nous que Macron s'est présenté, au départ, comme « l'homme de la réconciliation », porteur d'un projet « nouveau » visant à atténuer les antagonismes, rassembler une majorité de Français autour d'un « bloc central » dont il serait l'incarnation et qui mettrait à distance « les extrêmes », condamnées à la marginalité. On est arrivé aujourd'hui à l'exact contraire ! Ce qu'il appelle « les deux extrêmes » sont aujourd'hui plus puissants, politiquement, que le bloc central qui - en nombre de voix - est le plus faible des trois blocs ! C'est intéressant de le constater après... 7 ans de règne du président en question.

Alors, son refus d'accorder le poste de Premier ministre à un représentant du NFP est-il antidémocratique ? Je dirais « oui » et « non ». Oui, parce que c'est le NFP qui est arrivé en tête et il est d'usage de désigner le chef de l'Exécutif parmi le bloc parlementaire doté de la plus forte légitimité. A cela, Macron a répondu : « Non, il faut que les différentes forces politiques négocient et aboutissent à des compromis ». A une légitimité incontestable du NFP doté d'une majorité relative, Macron oppose une légitimité de l'ordre de la combinaison. Pour éviter la gouvernance d'une majorité relative, il faudrait, selon lui, construire/combiner une majorité absolue. Mais comment ? Et avec qui ? Personne ne le sait !

J'interprète ce refus de Macron comme une manœuvre dilatoire : plus il joue la montre, plus il affaiblit les forces adverses. Car la validité de la démarche de Jean-Luc Mélenchon à revendiquer le poste de Premier ministre pour le NFP n'est durable que si tombe rapidement une décision. On peut gloser à l'infini sur la légitimité et la légalité : seul le président de la République a le pouvoir de nommer un Premier ministre comme de refuser de nommer celui ou celle qui ne serait pas conforme à ses vœux.

C'est donc une manœuvre dilatoire qui cherche à mettre en difficulté le Nouveau Front Populaire et à marginaliser le RN. Il s'agit pour Macron de constituer une alliance qui irait d'une partie de la droite (hors RN) jusqu'à une partie du NFP (hors LFI) ; une sorte de « troisième force » style 4ème République. A l'époque de celle-ci [1946-1958], pour marginaliser les deux scores populaires du Parti communiste et des Gaullistes, on avait procédé à des combinaisons dites de « troisième force ». Ce nouveau calcul politicien de Macron est très risqué parce que s'il n'aboutit pas, on se trouvera face à un véritable blocage. Si ce « plan B » ne fonctionne pas, il n'y a pas de « plan C ».

I'A : Ce blocage institutionnel ajouté à l'attente citoyenne de mesures rapides sur le pouvoir d'achat ou l'abrogation de lois conspuées (retraites, immigration, etc.) peut-il favoriser un nouveau mouvement de contestation sociale ?

B.G : Oui, l'absence de débouché politique, à la revendication sociale qui s'est exprimée à travers le vote, pourrait prendre la forme de « troubles », selon la droite, ou, selon moi, de manifestations-revendications, pas forcément violentes. Il y a, effectivement, un risque de transposition de l'antagonisme politique qui - ne pouvant plus s'exprimer sur le terrain parlementaire - s'exprimerait ailleurs, et peut-être de façon plus violente... Cependant, je ne suis pas féru des prévisions catastrophistes ou optimistes. Personne ne connaît pas l'avenir. Tentons déjà d'analyser correctement la situation présente et il est clair que, dès maintenant, le blocage institutionnel est générateur d'instabilité politique.

I'A : Si Macron finit par nommer un Premier ministre NFP, beaucoup estiment que ce nouveau gouvernement ne pourra que « décevoir ». Sur le plan intérieur, ils seront empêchés de gouverner à gauche et, sur l'international, le cartel (1) est divisé sur plusieurs thématiques (de l'Ukraine à la Palestine en passant par l'Europe). Ces différents blocages annoncent-ils une future victoire de Marine Le Pen aux présidentielles 2027 ? 

B.G : Imaginons que le président confie le pouvoir au NFP. Ce nouveau gouvernement tenterait alors d'appliquer son programme. Prenons un exemple : l'augmentation du Smic [salaire minimum] à 1600 €.

Pour faire cela, il faut des mesures compensatrices. Cette augmentation du Smic sera donc assortie d'autres mesures jugées, elles aussi, très « pénalisantes » par les plus riches : on court donc un risque d'évasion des capitaux. Rappelons cependant que cette évasion de capitaux n'a pas vraiment de sens dans notre système économico-financier puisqu'elle est permanente et institutionalisée. En fait, nous sommes dans un système d'économie archi-ouverte, avec une liberté complète de circulation des capitaux, au sein duquel la moindre mesure de gauche - même modérée comme celles du programme du NFP qui n'a rien de révolutionnaire - susciterait une fuite des capitaux.

En réalité, le programme du NFP n'est applicable que dans le cadre d'une sortie de l'Union européenne (UE). C'est la question du contrôle des changes. Autrement dit, une mesure réellement de gauche, de redistribution massive, dans un pays comme la France - déficitaire et surendetté au dernier degré - sans attaquer en même temps la liberté de circulation des capitaux, sans avoir au moins envisagé le contrôle des prix et le contrôle des changes, c'est... foncer dans un mur !

Sans compte que, bien sûr, les marchés financiers vont se retourner contre la France et utiliser l'arme de la dette publique pour planter un dernier clou dans le cercueil du NFP. Maintenant, vous avez raison de l'évoquer, il y a l'option où le Nouveau Front Populaire accède au pouvoir mais n'applique pas ou très peu son programme. Scénario complètement possible, puisque ce bloc est extrêmement divisé et pas sûr que tous veulent un smig à 1600€, notamment pour les raisons que j'ai explicitées.

Entre l'affrontement avec les marchés financiers, avec les risques que cela comporte, et la capitulation devant ces mêmes marchés, de manière à conserver le pouvoir un temps, certains du NFP auront vite fait de choisir la seconde option. Au-delà des slogans, je ne suis pas sûr que le PS, par exemple, ait envie d'affronter la Finance.

Conclusion : soit c'est le plantage direct (sous la loi d'airain d'une économie libérale archi-ouverte cornaquée par l'UE) soit c'est la capitulation en rase campagne pour faire... du macronisme un petit peu revu et corrigé. Tout cela n'est pas optimiste mais, hélas, fort probable.

I'A : Si le NFP accède aux commandes de l'Exécutif, l'éventuel immobilisme ou l'échec politique proviendra aussi de ses contradictions sur l'International...

B.G : Oui, sur les questions internationales, les quatre [LFI, PS, PCF, EELV] ne sont d'accord sur rien. J'ai particulièrement scruté cette partie de leur programme : c'est vraiment tout et n'importe quoi. Ceci dit, sur la Palestine, il faut reconnaître le courage de La France Insoumise. Honnêtement, je ne m'attendais pas à ce que ce mouvement déploie un tel courage sur ce dossier qui ne rapporte rien électoralement. LFI a tenu bon sur plusieurs principes.

C'est-à-dire : dénoncer les crimes antérieurs commis par Israël ; le caractère génocidaire des opérations militaires menées à Gaza depuis plus de neuf mois ; la condamnation catégorique de Netanyahou ; appeler à la reconnaissance d'un Etat palestinien et le refus des principaux ténors de LFI à dénoncer le « terrorisme » du Hamas. Ce dernier point est, pour moi, un fil à plomb parce que si vous dénoncez le terrorisme du Hamas, vous légitimez la riposte israélienne. Grosso modo, LFI s'en est sorti en disant : « Le Hamas a commis des crimes de guerre mais ce n'est pas une organisation terroriste ». Ce qui me semble une analyse recevable ; sachant que, lorsque vous résistez à une armée d'occupation depuis plus de 70 ans et que l'occupant ne vous a laissé d'autres choix que celui de la lutte armée, commettre des crimes de guerre est, hélas, inévitable.

Donc, là-dessus, LFI a été bon ! Avant ces Législatives, investir Dailymotion comme candidate aux élections européennes était aussi audacieux. Choisir, comme égérie de campagne, cette personne qui a incarné, avec beaucoup de dignité, l'attachement de La France Insoumise à la cause palestinienne, c'était enthousiasmant et courageux ! Parce qu'ensuite, ils en ont pris plein la gueule, subit les pires calomnies, diffamations et saloperies.  Quasi autant que moi en 2008 (rires)... Donc, satisfecit enthousiaste pour La France Insoumise sur la question palestinienne.

Mais sur les autres questions internationales, la position de la France dans le monde, ses relations avec l'UE et l'OTAN : c'est la catastrophe ! L'OTAN n'est même pas cité dans la partie internationale du programme du NFP. Autrement dit : le principal ennemi de l'Humanité - je pèse mes mots -, le principal ennemi de la paix dans le monde qui s'appelle l'OTAN, n'est même pas cité dans le programme électoral du NFP présenté à des Législatives ?! C'est absolument lamentable. Mais je crois qu'il s'agit aussi d'un compromis de LFI. Si cette formation n'avait pas été contrainte de s'associer aux 3 autres [PS, PCF et EELV], ils auraient cité l'OTAN dans leur programme.

Sur la question ukrainienne, LFI a aussi, en grande partie, tourné casaque. Il suffit d'écouter les dernières déclarations de Jean-Luc Mélenchon qui ne sont pas franchement pro-Zelensky. Il a déclaré qu'il est temps de « négocier avec Poutine », qu'il est hors de question que la France participe directement au conflit et, sur les livraisons d'armes à l'Ukraine, ils font machine-arrière. Par opportunisme, LFI a fait semblant de ne pas comprendre ce qu'il se passait en 2022, maintenant ils semblent obligés de comprendre et de s'exprimer en conséquence. Ce qui montre que LFI n'a pas toujours brillé en matière de cohérence et de courage de position, mais désormais, cela va plutôt dans le bon sens.

Pour le reste, c'est-à-dire les 3 autres partis du Nouveau Front Populaire [PS, PCF et EELV], il n'y a rien à attendre. Dernièrement, j'ai entendu l'écologiste Sandrine Rousseau suggérer qu'il fallait envoyer des avions français combattre avec les Ukrainiens... Le PS et les Ecolos sont des fous furieux : c'est le fer de lance du bellicisme en France. Même la droite ne fait pas mieux.

Après l'attentat manqué contre Donald Trump, qu'il instrumentalise afin de passer pour un "président indestructible", nombre d'observateurs voient mal qui pourrait empêcher sa réélection ? En tout cas, pas les problèmes "cognitifs" de Joe Biden.

I'A : Face aux guerres dans le monde, à l'extrême-droite qui co-dirige plusieurs gouvernements européens, à la ( quasi assurée) réélection de Donald Trump aux Etats-Unis, il n'y a donc rien à espérer d'une France gouvernée par le NFP (au sein duquel LFI est minorisée) ?

B.G : Si nous avons un gouvernement NFP - qu'il soit dirigé par une personnalité socialiste ou insoumise -, cet Exécutif sera d'abord prisonnier de toutes ses tendances, obligé de négocier à tout de bout de champ et de faire une politique qui ressemblera à une motion de synthèse d'un congrès rad-soc des années trente.

Dans ce cas de figure, on va avoir une politique très décevante, tout de suite et sur tous les sujets. C'est la raison pour laquelle, comme citoyen-électeur, je n'ai pas compris la démarche du NFP consistant à réclamer immédiatement le pouvoir. D'ailleurs, je serais à la place de Macron : je le leur donnerais immédiatement...

Exercer le pouvoir n'est pas une fin en soi. Exercer le pouvoir, c'est le passage à l'acte indispensable quand les conditions historiques sont réunies pour avancer dans la bonne direction. Pour transformer véritablement les choses. Là, les conditions ne sont pas réunies.

Par exemple, ils s'imaginent pouvoir emporter des majorités sur certains sujets. C'est notamment l'idée du referendum concernant la loi sur l'âge de la retraite. Oui, une majorité de Français pourrait voter pour l'abrogation de cette loi. Mais jusqu'à nouvel ordre, c'est le président qui décide de la tenue ou non d'un referendum. Vous voyez Macron valider un referendum sur une réforme impopulaire qu'il a imposée aux forceps ?

A cela, s'ajoute le Conseil Constitutionnel - un repaire de vieux renards de la politique - qui ne fera aucun cadeau ! En 1981, le Conseil Constitutionnel avait sabordé les nationalisations voulues par le gouvernement d'Union de la gauche sous François Mitterrand. Ils avaient exigé le remboursement, au franc près, des actifs de toutes les entreprises nationalisées. Ce qui a plombé le budget de l'Etat...

I'A : Depuis au moins deux décennies, certains dénoncent une complicité (forte) des médias privés et (plus molle) des médias « de service public » dans l'arrivée du néofascisme lepéniste aux portes du pouvoir ; notamment par le relais permanent de ses thèmes de prédilection dans le débat public (islamophobie, immigration, grand remplacement, aspects positifs du colonialisme français ou angélisation d'Israël). Estimez-vous aussi que ce parti-pris médiatique a eu une influence sur l'envolée du vote d'extrême-droite et sur la diabolisation de LFI, puis du NFP ?

B.G : Oui, c'est clair. Il y a, depuis longtemps, une orchestration d'une série de thématiques qui convergent vers l'idée selon laquelle les problèmes de la société française sont imputables à l'immigration. C'est une façon de dévoyer complètement le mécontentement légitime d'un certain nombre de gens face au chômage, à l'insécurité ou à la déliquescence des services publics.

La focalisation obsessionnelle sur le thème de l'immigration, depuis plusieurs décennies, a servi la cause de l'oligarchie en rejetant une grande partie de l'électorat populaire vers le Rassemblement National. Ce parti n'étant que la voiture-balai de cette même oligarchie et qui cherche à capter les suffrages d'un électorat qui aurait vocation - sociologiquement - à voter pour des forces progressistes.

Si je ne crois pas aux analogies historiques prises à la lettre, il y en a néanmoins une qui tient la route : le détournement de l'électorat populaire, en temps de crise, vers des thématiques xénophobes et anti-immigrés de manière à affaiblir politiquement les forces progressistes. « Ça », c'est l'analogie entre la France des années 2000 et celle de l'Europe des années 30 du vingtième siècle.

I'A : Ce détournement serait sans influence voire impossible sans le concours actif et durable des médias mainstream...

B.G : Tout à fait. C'est aussi par ce concours que la question israélo-palestinienne est devenue centrale dans le débat politique français. Ce sujet résonne puissamment avec le vieux passé colonial français. Celles et ceux qui font croire ou participent à l'idée selon laquelle tous les problèmes de la France viennent de l'immigration sont les mêmes qui soutiennent la colonisation en Palestine. Et ce n'est pas la cohérence qui les étouffe : pour eux, la migration sioniste vers la Palestine : « c'est très bien ! » ; les autres formes de migration vers la France : « c'est mauvais ! ».

Quand vous êtes un électeur du RN et que vous êtes persuadé qu'à Diên Biên Phu [lieu de la défaite, en 1954, de l'armée coloniale française en Indochine - futur Vietnam - vaincue par les soldats anticolonialistes du  général Giap] des méchants communistes ont vaincu des patriotes français - comme Marion Maréchal-Le Pen et Marine Le Pen qui commémorent l'anniversaire de la bataille de Diên Biên Phu -, il n'y a aucun problème à considérer que les sionistes conduisent une « œuvre de civilisation » en Palestine contre les « terroristes » du Hamas.

La perception est similaire dans le sud de la France où ce n'est pas un hasard si Louis Alliot [cadre du RN et ex-compagnon de Marine Le Pen] a été élu maire de Perpignan. En fait, les nostalgiques de l'OAS et de l'Algérie française sont un peu la matrice électorale de ceux qui, aujourd'hui, soutiennent inconditionnellement Israël et voient dans l'immigration maghrébine la cause de tous leurs maux.

I'A : Durant la campagne électorale, la plupart des médias français ont tenté d'imposer dans les esprits l'accusation d'antisémitisme contre LFI et Jean-Luc Mélenchon - ce dernier étant qualifié, 10 fois par jour sur les plateaux télés, de « repoussoir » ou de « danger pour la République ». Des accusations qui ne sont pas établies par la moindre enquête ou condamnation judiciaires (2). Comment expliquer que cette diabolisation médiatique a, en partie, fonctionné ?

B.G : C'est le règne de la rumeur, de la calomnie, et de la diffamation permanentes. Depuis des années, l'accusation d'antisémitisme est utilisée comme une arme d'intimidation massive visant à faire taire toute contestation et à interdire le débat public. Aujourd'hui, regarder sur les réseaux sociaux ces images éprouvantes d'enfants palestiniens assassinés, mutilés, affamés par l'armée sioniste, c'est être... « antisémite ». Ce matraquage médiatique, sur fond d'inculture et d'inéducation, préexistait avant les Européennes, mais s'est effectivement renforcé lors de cette dernière campagne. Ces médias sont de véritables abrutissoirs. Leurs dirigeants cultivent, chez ceux qui les consomment, la bêtise et l'ignorance. Tout cela aboutit à la séquence que nous venons de vivre. Il suffit de discuter avec un électeur du RN : c'est hallucinant. Quand les couches populaires émettent ce vote - ne nous cachons pas derrière notre petit doigt -, il y a un fond de racisme ordinaire, d'idéologie xénophobe diffusée par les médias et un complexe de supériorité. C'est terrible de s'apercevoir qu'en 2024 il y a encore, dans l'inconscient de beaucoup de gens, cette idée qu'on n'appartient pas exactement à la même humanité...

I'A : En 1981, feu l'écrivain camerounais Mongo Beti écrivait : « C'est se bercer d'une très dangereuse illusion que de prêter aux Français quelque capacité ou inclination à accepter le statut de peuple multiracial ou multiculturel. Tout dans l'histoire, les croyances et les mœurs des Français, dément une telle espérance. Machiavélisme des dirigeants, abjection des médias, pusillanimité de la bourgeoisie, égoïsme des maîtres à penser depuis la disparition de Sartre, perversion persistante des mythes esclavagistes et, naturellement, effet de la crise économique : tout se conjugue au contraire pour faire de l'immigration le problème explosif et, en quelque sorte, providentiel pour les aventuriers. L'évolution récente des communistes français permet de prédire qu'un petit Mussolini mâtiné de Poujade sera tenté, tôt ou tard, d'y trouver la chance de sa vie. » Comment appréciez-vous cette sentence ?

B.G : Oui, on y est... et le résultat, c'est le RN. Cependant, peut-on dire que la société française ne sera jamais capable d'accepter sa multiculturalité ? Pour ma part, je serais moins pessimiste. Il y a une tendance lourde dans la société française liée au fait que plus du quart de sa population possède des origines étrangères. Ensuite, la majorité des personnes que le RN s'imagine faire partir sont Français et donc ne partiront pas. C'est ce qui nous sauve ! Par l'effet du droit du sol, la population française est d'une très grande diversité.

A dessein pour ses électeurs, le RN entretient toujours le flou sur l'immigration. De quoi on parle-t-on exactement ? L'immigration, en général, ne veut rien dire ! On parle de l'immigration régulière, de l'immigration clandestine ou du droit d'asile ? Encore une fois, ces thématiques ne visent pas directement bon nombre de citoyens français que stigmatisent les dirigeants du RN. En fait, les millions d'électeurs de ce parti ne se rendent pas compte que leur « problème » est déjà résolu ; mais pas de la façon dont ils le souhaiteraient...

Mongo Beti a raison : il y a de très fortes réticences dans la société française à accepter ce qui est pourtant une de ses tendances lourdes : l'intégration de populations aux origines diverses. C'est d'ailleurs un héritage colonial. Il est assez paradoxal de noter que les fondateurs du Rassemblement National étaient des thuriféraires du colonialisme. Autrement dit, ceux qui ont défendu - jusqu'au bout et de manière totalement absurde - « l'Algérie française » - soit l'intégration de toute la population algérienne dans la nation française - sont les aînés voire les mêmes que ceux qui martèlent que tous les maux de la société proviennent des populations étrangères et, particulièrement, de celles venues de l'autre côté de la Méditerranée...

En fait, ces gens ont déjà perdu. De même qu'ils ont perdu les guerres coloniales, ils vont perdre sur les questions de l'immigration et de la diversité.

Mongo Beti, essayiste et romancier (1932- 2001).

I'A : Néanmoins, environ dix millions d'électeurs ont voté RN au second tour de ces Législatives. Sachant que l'un des moteurs du succès électoral ininterrompu de ce parti c'est le racisme, n'avez-vous pas l'impression que celui-ci a augmenté dans la société française ?

B.G : Je pense que le racisme est surtout devenu plus visible. Ce dernier a trouvé un débouché politique avec la famille Le Pen qui lui a permis de s'extérioriser. Mais il existait auparavant et a toujours été présent. Ce qui diffère, aujourd'hui, c'est que les gens qui ont cette pulsion peuvent voter pour un parti qui y correspond, qui a appris à la flatter voire la galvaniser. Si la gauche avait pris la mesure de l'immigration et l'avait traitée intelligemment, on n'en serait peut-être pas là...

En fait, on n'a jamais pu débattre sereinement des termes de l'immigration. On peut débattre de l'Education ou de la Sécurité sociale mais pas de l'immigration. Pourquoi, sur ce sujet, faut-il toujours tomber dans des positions maximalistes ? Pour ma part, je ne suis ni « sans-frontièriste » ni « anti-immigrationniste ». Il s'agit d'une question de souveraineté nationale que l'Etat a le devoir de traiter selon ses principes. Se montrer généreux et accueillant quand il l'estime nécessaire et avoir une politique lisible et compréhensible par la population.

On a manqué en France d'un débat, serein et lisible, sur ces questions. Et le Front National, puis RN, a longtemps été le seul parti qui en parlait ; mal et avec de mauvaises solutions, bien sûr ! Il s'agit de réfléchir là-dessus : vous avez un phénomène qui est vécu comme un problème par une partie de la population et la seule formation politique qui en parle, c'est le RN...

I'A : Au Royaume-Uni, après 14 ans de néolibéralisme dévastateur, les électeurs ont voté pour Keir Stramer, leader du Labour ; une sorte de François Hollande britannique qui a promis un retour « à la normale » et de ne pas contrarier les marchés financiers. Au regard de ces résultats électoraux, français et britanniques, pourquoi une politique ancrée à gauche s'attaquant aux racines criminelles du capitalisme reste inaudible pour la plupart des citoyens des puissances européennes (France, Allemagne, Royaume-Uni et Italie) ?

B.G : Le conditionnement idéologique des populations des pays que vous citez a rendu impossible un débat sur l'exercice de la souveraineté économique. L'idée même que l'Etat - la puissance publique - prenne des mesures de relance de l'économie, réforme la fiscalité, mette l'accent sur la santé et l'éducation avec des moyens financiers importants, quitte à avoir un déficit budgétaire calculé pendant un certain temps : tout cela est devenu impossible. Le carcan de l'Union européenne a fait que le débat sur ces questions est proscrit.

On me répliquera que la Grande-Bretagne a quitté l'Union européenne. Oui, mais pour rester dans un autre carcan néolibéral ; ce qui revient strictement au même. En fait, c'est l'ensemble des pays occidentaux qui a totalement rompu avec le keynésianisme, avec ce qui a pu faire l'efficacité d'une certaine social-démocratie. J'ai en mémoire une analyse du sociologue Frédéric Lordon qui explique très bien l'effondrement du pacte keynésien lié à l'imposition des politiques néolibérales.

Comment voulez-vous avoir, en France, un débat sur une politique autre que néolibérale puisque la France, pivot de la zone Euro, n'a pas de monnaie et plus de secteurs publics (elle a tout vendu) ? Dans un de ses livres, l'économiste Thomas Piketty explique que la richesse publique par rapport à la richesse nationale est négative. Compte tenu du taux d'endettement et du fait que l'Etat français a tout vendu, on est à -10%. Il compare ensuite avec la Chine qui est à +30%... Sur les 20 premières entreprises chinoises, 17 sont publiques : leur secteur public est bien plus performant qu'en France !

L'Etat chinois contrôle 50% des actifs industriels et 80% des actifs bancaires. Il s'agit, en fait, d'une économie mixte à forte dominante publique dirigée par un Etat souverain et stratège. A cet égard, je viens de finir les 400 pages de mon dernier livre, intitulé « L'Odyssée chinoise - de Mao Zedong à Xi Jinping », qui paraîtra en septembre aux Editions Delga.

Au fond, les Français oublient qu'ils vivent dans un système qui n'a plus rien avoir avec celui instauré par la 4ème République (notamment avec des communistes en 1945-1946) et consolidé par De Gaulle [avec la 5ème République]. Soit le modèle d'un Etat stratège qui possédait un secteur public et était maître de sa monnaie comme de ses investissements. Ce modèle a perduré jusqu'en 1983 [année du « tournant de la rigueur » sous Mitterrand]. Et, de 1983 à aujourd'hui, plus de 40 ans de laminoir néolibéral ont mis fin à cette formidable parenthèse.

Il s'agit d'être conscient que, dans toute société, il n'y a aucune transformation sociale réelle sans un puissant mouvement social, sans une mobilisation de masse, organisée et déterminée, qu'elle prenne la forme d'une grève populaire ou de manifestations historiques. Les dernières grandes avancées sociales, en France, datent de 1936, de 1968 et - de façon plus défensive mais victorieuse- de 1995.

Depuis - excepté le mouvement des gilets jaunes : intéressant, héroïque mais trop défensif -, plus grand-chose. Au 19ème siècle, Karl Marx disait pourtant que le peuple français était « la nation politique par excellence ». J'espère que les Français seront un jour en capacité de renouer avec cette tradition.

Cependant, un ami me faisait remarquer que l'âge médian en France est de 40 ans. Il estimait ensuite que ce n'est pas sur cette base que peut surgir un large mouvement de contestation sociale. Cela m'a fait réfléchir... Il est évident que la population française n'est pas aussi jeune que celle du Sénégal, par exemple ; un pays où l'âge médian est de 25 ans et où une majorité d'électeurs a récemment élu un président et son Exécutif visiblement décidés à renouer avec le modèle de l'Etat souverain.

Propos recueillis par Olivier Mukuna

(1) Composé de LFI (La France Insoumise), du PS (Parti Socialiste), du PCF (Parti Communiste Français) et de EELV (Europe Ecologie Les Verts).

(2) A 72 ans, dont plus de 40 ans de vie politique, Jean-Luc Mélenchon n'a jamais été condamné pour « antisémitisme » ou « incitation à la haine raciale ». Par contre, en 2018, suite à la perquisition policière controversée des locaux de LFI, Mélenchon a été condamné à 3 mois de prison avec sursis et 8000 euros d'amende pour « rébellion et provocation ».

Source :  Investig'Action

 investigaction.net

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