par Gideon Levy
Dans la nuit du 7 octobre, au milieu des atrocités de la journée, Israël a pris une décision : nous en avons fini avec la conscience. Désormais, il n'y a que nous et que la force.
Une société peut-elle exister sans conscience ? Un État peut-il continuer à fonctionner après la suppression de celle-ci ? La conscience est-elle un organe vital, comme le cœur ou le cerveau, ou, comme la rate ou la vésicule biliaire, peut-on s'en passer ?
Peut-être est-ce comme la thyroïde : on peut vivre sans, à condition de prendre un substitut de l'hormone ? Ces questions, chaque Israélien ne devrait se les poser aujourd'hui, après que le pays a subi une «consciencectomie» totale le 7 octobre 2023. Depuis, Israël est sans conscience. Pour l'instant, il semble être toujours en vie.
Le processus qu'Israël a connu au cours des derniers mois ne peut être décrit que comme une séparation d'avec sa conscience. Il était malade depuis des années, il est maintenant mort. Il y a une myriade d'explications et de justifications, mais la question demeure, dans toute sa force : comment une société peut-elle perdurer dans le temps sans conscience ?
Dans la nuit du 7 octobre, après toutes les atrocités de la journée, Israël s'est dit : «Nous en avons fini avec la conscience. Désormais, il n'y a que nous, il n'y a personne d'autre. Désormais, il n'y a que la force, rien d'autre. Pour nous, il n'y a pas d'enfants morts par milliers, ni de mères mortes ; pas de destruction totale ou de famine, pas d'expulsion de personnes démunies ou d'imposition d'une terreur totale».
Rien d'autre n'intéresse plus Israël que son sacrifice, le châtiment qu'il a subi, sa souffrance et son courage. Les derniers jours en ont apporté la preuve définitive. Dès lors, il n'y a plus lieu de s'interroger sur son sens moral. Il n'existe plus.
L'euphorie qui s'est emparée d'Israël après la libération samedi dernier des quatre otages était justifiée, humaine, générale et très émouvante. L'aveuglement qui l'a accompagnée témoigne de l'effondrement de la conscience nationale.
Selon le ministère de la Santé de Gaza, dirigé par le Hamas, 274 personnes sont mortes dans le camp de réfugiés de Nuseirat et 698 autres ont été blessées au cours de la seule journée de l'opération de sauvetage. Les images des convois d'ambulances, de voitures privées et de charrettes tirées par des ânes transportant des centaines de blessés et de cadavres vers l'hôpital de Deir al-Balah, complètement débordé, comptent parmi les plus difficiles de la guerre.
Israël a choisi de les dissimuler, d'effacer leur mémoire, de nier leur existence, comme si, cachés et ignorés, ils n'avaient pas eu lieu.
Israël s'est enveloppé de joie ; toute la semaine, des chants de louange - pour l'opération audacieuse, qui était en effet audacieuse, pour la bravoure des soldats sauveteurs, qui étaient en effet courageux, pour l'officier qui a été tué et dont l'opération portera le nom - ont été répétés en permanence, et sans un mot sur ce qui s'est passé à Nuseirat au cours de l'opération.
Lorsque Daphna Liel, de Channel 12 News, qualifie l'opération de «parfaite», que veut-elle dire ? Que 300 morts, c'est la perfection ? Et si 1000 personnes avaient été tuées, Liel estimerait-elle toujours que l'opération était parfaite ? Des dizaines de milliers de cadavres auraient-ils franchi la limite de la perfection pour Liel ? Quel nombre aurait franchi la ligne pour les Israéliens ? Est-ce que 1000 bombes larguées sur Nuseirat auraient soulevé des questions ? On peut en douter.
Le camp de réfugiés de Nuseirat jeudi.
Lorsque le commandant de la police des frontières, le général de division Itzhak Brik - le héros du moment, dont les forces ont sauvé les otages - déclare qu'ils ont mené une opération «chirurgicale» et qu'ils ont été guidés par des «valeurs», à quoi fait-il référence ? À quoi ressemblerait le fait de tuer des gens d'une manière qui n'est pas motivée par des valeurs ? 300 morts constituent-ils une opération «chirurgicale» ? À quoi ressemblerait un génocide ?
Quand personne ne dit le contraire ou ne corrige de telles affirmations, quand personne n'émet de réserves ou n'ajoute même un astérisque pour ne pas gâcher la joie des masses sur les plages du pays, c'est qu'il y a quelque chose de très malsain ici.
Il est évident que ce sauvetage émouvant aurait dû être célébré. Les Israéliens méritent un moment de joie dans l'enfer qu'ils vivent depuis des mois et qui n'est pas terminé. Mais on ne peut pas, on ne doit pas, ignorer le prix payé par les Palestiniens, même si d'aucuns estiment que ce prix était inévitable, voire tout à fait justifié.
Une société qui ignore de manière aussi flagrante le prix payé par des dizaines de milliers de personnes, au prix de leur vie, de leur corps, de leur âme et de leurs biens, pour le sauvetage de quatre de ses otages et pour un moment de joie de ses membres, est une société à qui il manque quelque chose de vital. C'est une société qui a perdu sa conscience.