Après avoir travaillé toute la saison agricole, 17 travailleurs marocains n'ont toujours pas été payés. Coincés dans le Vaucluse, ils ont décidé de rester ensemble jusqu'à avoir obtenu gain de cause, malgré des conditions de vie indignes.
L'ennui rythme leurs journées. Certains tentent de se réchauffer près du feu ou en préparant du thé, d'autres restent simplement assis, côte à côte, dans le garage qui sert à la fois de cuisine et de salle de vie, entre la gazinière de fortune et des vivres apportés par les Restos du cœur.
De petits groupes se forment parfois pour discuter en arabe ou se taire ensemble. Il faut dire que ces 17 hommes, âgés de 22 à 46 ans, vivent dans la promiscuité depuis des mois. Ils sont coincés ensemble dans une petite maison à l'entrée d'un village du Vaucluse. Arrivés du Maroc comme travailleurs saisonniers entre mai et octobre 2023 pour les derniers venus, ils ont récolté asperges, courgettes, cerises et fait les vendanges au pied du mont Ventoux dans une exploitation agricole.
Le travail est dur, quasiment sans jours de congés. Et les 17 hommes n'ont toujours pas été payés par l'employeur, la SAS de Rigoy. Selon les ouvriers agricoles, l'entreprise s'est contentée de leur donner quelques dizaines d'euros en espèces de temps à autre, pour qu'ils puissent s'acheter de quoi manger et continuer à travailler. Ils assurent que le patron veut les faire retourner au Maroc, leur promettant d'être payés là-bas.
L'entreprise condamnée à payer
Mais les 17 ne se laissent pas faire. Dès le mois de juillet, une délégation a parcouru à pied les dix kilomètres qui les séparent de Carpentras pour prendre le bus jusqu'à l'inspection du travail d'Avignon. Celle-ci a étudié le dossier et a dépêché sur les lieux un inspecteur. Dans la foulée, les travailleurs sont entrés en contact avec le défenseur syndical Force ouvrière Hervé Proksch, qui a saisi le conseil de prud'hommes en référé mi-octobre pour cinq premiers dossiers. « J'ai déjà eu pas mal de cas dans ma carrière, mais jamais autant de travailleurs non payés sur la même exploitation », assure le syndicaliste.
Résultat : le tribunal a condamné l'employeur à verser entre 6000 et 8000 euros à chacun de ces cinq ouvriers agricoles, pour le versement des salaires de deux ou trois mois (selon les cas), les heures supplémentaires impayées, les dommages et intérêts. Le 8 janvier dernier, le conseil de prud'hommes a de nouveau condamné l'employeur à payer et à indemniser trois autres salariés et va étudier plus en détail trois autres cas sur lesquels il ne s'est pas encore prononcé. Une autre décision sur le fond est attendue le 19 avril, concernant des salariés qui ont travaillé sans contrat de travail.
Les 17 cas sont différents, avec notamment des durées totales de travail qui varient entre les premiers qui sont arrivés en mai et les derniers en octobre. Les cas qui sont passés en référé sont les plus évidents : un contrat, des fiches horaires remplies au jour le jour, mais pas de salaire. Ceux sur lesquels le conseil de prud'hommes veut examiner sur le fond sont les cas plus complexes, par exemple sans contrat de travail, mais avec tous les documents de l'Office français de l'immigration et de l'intégration pour les faire travailler comme saisonniers en France. Les travailleurs n'ont aussi pas tous fait appel au défenseur syndical en même temps.
Les décisions de justice des prud'hommes sont importantes, mais elles ne changent rien au quotidien des 17 travailleurs. Ils n'ont toujours pas perçu un centime et la société qui les employait a été placée en redressement judiciaire le 24 décembre... En parallèle, les ouvriers agricoles ont tous porté plainte auprès de la gendarmerie, faisant notamment état de leurs conditions de vie et de logement indignes. Ils sont en contact avec une avocate, Anne-France Breuillot. Une enquête de gendarmerie est en cours, la procureure de Carpentras s'est saisie du dossier.
L'avocate ignore sur quels délits les gendarmes mènent leur enquête, mais suggère que le parquet pourrait s'orienter vers le délit de traite d'êtres humains. Le Code pénal définit la traite d'êtres humains comme « le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l'héberger ou de l'accueillir à des fins d'exploitation », dont via la « soumission à du travail ou à des services forcés », par exemple par « la promesse de rémunération » et à des « conditions de travail ou d'hébergement contraires à sa dignité ». La traite des êtres humains peut être punie de sept ans d'emprisonnement.
Attente
Les ouvriers agricoles n'ont toujours pas été payés par l'entreprise qui les a recrutés au Maroc.
©Adèle Cailleteau
Face une machine judiciaire qui se met doucement en route, les Marocains n'ont aujourd'hui d'autre choix que d'attendre. « On ne fait rien. On n'a pas le droit de travailler », répète Boujemaa. L'homme montre son ventre et fait signe qu'il a pris de l'ampleur à cause de l'inactivité. Puis il pointe du doigt un mur de parpaings qu'il a érigé à côté et semble presque regretter la période où le patron lui demandait de faire de la maçonnerie dans des maisons du coin - alors que son contrat de travail mentionne pourtant bien « ouvrier agricole ».
Des contrats de travail vendus pour 12 000 euros
Retourner au Maroc est impossible pour eux, en tout cas pas pour l'instant. Les 17 hommes viennent tous de la région de Taza, au nord-est du Maroc, et disent avoir été recrutés sur place par le père de l'actionnaire majoritaire de la SAS de Rigoy (qui détient 99 % des parts), qui réside dans cette région. Il leur aurait fait payer 10 000 ou 12 000 euros en leur promettant en échange un contrat de saisonnier à vie ou en leur faisant miroiter la possibilité de s'installer et vivre en France après trois ans.
Certains relatent avoir payé en espèces, d'autres par virement. En même temps que l'un d'eux raconte tout cela, un jeune homme emmitouflé tend son téléphone portable sur lequel tourne une vidéo montrant un échange de liasses de billets, tandis qu'un autre apporte une pochette en plastique de laquelle il sort un papier qui atteste d'un virement de 100 000 dirhams, soit un peu moins de 10 000 euros.
Pour récolter pareilles sommes, ces ouvriers agricoles ont dû se séparer de tout ce qu'ils possédaient, comme Abdelghani qui a vendu sa voiture, ses deux vaches, ses 15 moutons et a pris un crédit. Mohammed a quant à lui tout emprunté à sa famille. En parlant avec les mains, un troisième croise ses avant-bras l'un sur l'autre pour mimer les menottes et faire comprendre que le retour au Maroc serait synonyme de prison, faute de pouvoir rembourser l'argent emprunté.
Eau et électricité coupées
Parmi les travailleurs bloqués là, certains étaient déjà venus travailler l'année dernière et n'avaient pas non plus été payés. « Ils ont fait du football avec nous », dénonce le plus âgé, pour évoquer le fait que le patron en France de l'exploitation agricole et le père de son associé actionnaire au Maroc, se sont renvoyés la responsabilité de la rémunération des ouvriers. Pour ne pas se faire encore arnaquer, ils restent en France et continuent à vivre dans cette maison composée de seulement trois chambres et d'une grande pièce, toutes recouverte de matelas.
Selon eux, c'est le patron lui-même qui les a conduits là depuis l'aéroport. Tous détiennent parmi leurs documents rangés dans de précieuses pochettes une attestation d'hébergement signée de la propriétaire des lieux, qui s'avère aussi être l'épouse de leur employeur. Pourtant, le patron Michel Jean déclarait fin décembre au journal régional La Provence que les travailleurs agricoles faisaient preuve de « mauvaise foi » et il les accusait de « squatter la maison ». Contacté par téléphone par Basta!, il n'a pas répondu à nos sollicitations.
Durant la saison agricole, la maison était reliée à l'eau et à l'électricité, qui ont été coupées dès que les récoltes ont pris fin. « Un jour, on est partis tous ensemble aux Restos du cœur, et quand on est revenus, le tuyau avait été coupé », explique Boujemaa, pointant du doigt la chambre à air de vélo utilisée pour rafistoler le raccordement à l'eau. Un effort vain, puisque l'eau a aussi été coupée à la source. Depuis, les hommes ne peuvent plus utiliser ni la douche ni les toilettes (une pompe électrique est indispensable à leur bon fonctionnement) et ne laissent plus la maison inoccupée.
Survivre grâce à la solidarité locale
« Sans les Restos du cœur, on serait morts », résume Abdelghani, créant un petit nuage de buée autour de sa bouche. Ce sont les associations locales - Restos du cœur et Secours catholique de Mazan - et des voisins qui permettent aux travailleurs de survivre. Alertées mi-novembre, les associations ont commencé par l'urgence avec des dons de vêtements chauds, de matelas supplémentaires, des couvertures et de quoi manger.
La coopérative agricole installée en face met à leur disposition un robinet pour recharger des bidons en eau et des prises pour les téléphones portables. Une équipe de bénévoles solidaires s'est organisée pour créer une cagnotte et améliorer le quotidien des hommes en leur permettant de prendre des douches à tour de rôle, de laver leur linge, de consulter un médecin si besoin, de manger à leur faim, et d'être suivis par le centre médico-psychologique.
Désormais, la maison reçoit tous les jours de la visite. Aussitôt arrivé, Alexis Rivière, habitant du village voisin, a déjà dans la main un verre rempli de thé. Sa mission du jour sera de conduire Mohammed à la préfecture d'Avignon pour qu'il y retire son titre de séjour. Ils reviendront bredouilles, la préfecture étant fermée pour cause d'une manifestation d'agriculteurs.
Responsabilité de l'État
« La plupart du temps, dans ces situations, l'employeur divise pour régner. Là manifestement, il n'a pas réussi à le faire de façon efficace. Les salariés sont solidaires », relève aussi Jean-Yves Constantin, du Collectif de défense des travailleur·ses étranger·ères dans l'agriculture (Codetras). Il a accompagné les 17 hommes dans leur demande de titre de séjour vie privée et familiale pour rester sur le territoire le temps des procédures en justice.
Familier des abus dont sont régulièrement victimes les travailleurs agricoles étrangers, il dénonce le manque de contrôle du côté de l'État, qui rend de telles dérives possibles. « Avant, pour accorder ou non l'autorisation de faire venir un travailleur saisonnier, les services de l'État vérifiaient la cohérence entre le nombre de salariés demandés et la surface de l'exploitation agricole, ou bien que l'exploitation payait bien ses cotisations sociales. » Ces contrôles n'existent plus, déplore Jean-Yves Constantin. « Ce qui permet à un certain nombre d'employeurs de ne plus respecter ni le droit ni les personnes, ajoute-t-il. Par l'absence de contrôle, c'est le ministère de l'Intérieur qui couvre tous ces trafics. »
Adèle Cailleteau
Photo de une : Les journée des 17 travailleurs saisonniers sont aujourd'hui rythmées par l'ennui, les démarches administratives, et le thé pour tenter de se réchauffer en l'absence de chauffage/©Adèle Cailleteau
P.-S.
Nous avons contacté sur son téléphone portable le patron de l'entreprise, Michel Jean, mais il ne n'a pas répondu à nos sollicitations.