par Paolo Garoscio
Entretien avec le Général Jean-Bernard Pinatel.
Quel est vraiment l'état de la Défense française aujourd'hui ?
Il faut tout d'abord commencer par un aspect qui est le point fort et le socle de notre défense depuis sa création : notre force nucléaire stratégique dont la mission est de dissuader tout agresseur potentiel de s'en prendre à nos intérêts vitaux notamment par une attaque directe de notre territoire. Il est important de bien comprendre cela : le risque nucléaire est un risque tellement important qu'il assure pleinement son rôle dissuasif. J'ai personnellement assisté, en tant que chargé de la sécurité des essais nucléaires dans le Pacifique en 1971-73, à cinq tirs aériens d'une puissance à peu près équivalente à Hiroshima. Je peux vous assurer que même à 6 miles du point zéro, l'effet est terrifiant. Et si Poutine, mis en difficulté, utilisait une arme nucléaire sur le champ de bataille la guerre s'arrêterait immédiatement. C'est pour cela que Biden dès le 24 février 2021 a donné à son staff et au Pentagone la consigne suivante : «pour s'assurer que l'Ukraine ne soit pas vaincue et que l'Amérique ne soit pas entraînée dans une confrontation avec la Russie». 1.
On ne peut pas combattre contre des armes nucléaires. Ce sont des armes de destruction massive et leur existence sert à dissuader par la menace qu'on fait peser sur l'adversaire. Le risque nucléaire en Ukraine est supérieur à l'enjeu que représente ce pays pour les États-Unis c'est pour cela que Biden veut éviter toute confrontation directe de l'OTAN avec la Russie.
Mais pour en revenir à ce qu'a dit Emmanuel Macron, on ne peut pas étendre la protection de notre dissuasion nucléaire aux autres pays européens. Qui pourrait croire que si les Russes envahissaient les pays baltes, nous pourrions tirer à l'arme nucléaire sur les armées russes au risque d'une riposte sur Paris ? Les Américains le savent très bien et ils ont très bien compris dès le départ que cette guerre que la Russie mène à ses frontières parce qu'elle estime que ses intérêts vitaux sont menacés, est une guerre sous menace nucléaire et ils font tout pour tenir la tête de l'Ukraine hors de l'eau mais sans inquiéter Poutine. Leur but de guerre n'est pas de battre la Russie mais d'empêcher la création de l'Eurasie qui ferait de cet ensemble la première puissance mondiale
Et en ce qui concerne les forces classiques ?
En ce qui concerne les forces classiques, j'ai écrit un article qui a été publié sur Géopragma 2, qui traitait à la fois de la Bundeswehr et de l'armée française. La commissaire parlementaire aux forces armées, Ava Hölg, après une longue enquête au plus près des corps de troupe dans un rapport comminatoire de 170 pages rendu public en avril 2023, constatait que la Bundeswehr «manque de tout», et que sur les 100 milliards promis par le chancelier Olaf Scholz dès le 27 février 2022, «pas un centime n'est encore arrivé à nos soldats». Le tableau qu'elle trace de la condition militaire et de l'état des forces est accablant. Selon la commissaire «ce ne sont pas 100 milliards d'euros mais 300 milliards dont a besoin la Bundeswehr pour devenir pleinement opérationnelle. Nous n'avons pas assez de chars pour pouvoir nous entraîner, il nous manque aussi des navires et des avions».
À la suite de ce rapport j'ai publié le 20 mars 2023 sur le site de Geopragma une analyse intitulée «La Bundeswehr manque de tout et l'armée française n'a qu'un peu de tout».
Nous avons un encadrement de qualité, mais le gros problème de notre armée, c'est le nombre. Et on a pris conscience avec la guerre en Ukraine que le nombre est la clé de la victoire. Nous avons théoriquement 200 chars, c'est moins de 10% de ce qu'aligne la Russie. Nous avons très peu de canons, nous n'avons presque plus de munitions parce que nous en avons beaucoup donné.
Nous avons une bonne armée. Mais elle n'est absolument pas prête pour participer à la guerre de haute intensité en Ukraine. Nous avons 7 brigades organisées en deux divisions mais seulement deux sont au standard ukrainien. Nous sommes donc capables d'engager 2 brigades soit au maximum 10 000 hommes suffisamment équipées pour faire bonne figure. Rappelons-nous que l'Ukraine a engagé vingt brigades dans sa contre-offensive de l'été 2022 sans parvenir à entamer les lignes de défense russes.
On va pouvoir à titre dissuasif déployer des troupes en Moldavie ou dans les pays baltes. Mais sur le champ de bataille ukrainien nos alliés ne nous le permettent pas.
Faire du «en même temps» n'est pas possible dans le domaine de la sécurité européenne car la France fait partie de l'OTAN. Nos soldats sont perçus par la Russie comme des forces de l'OTAN. Vladimir Poutine a clairement dit que si la Russie devait se confronter à l'OTAN, ce serait la guerre nucléaire. C'est pour ça que Joe Biden et Olaf Scholz ont réagi immédiatement aux propos de Macron et affirmé qu'il n'était pas question d'envoyer des troupes au sol en Ukraine et que c'était une décision prise au sein de l'OTAN, c'est-à-dire à Washington.
Je me demande pourquoi Emmanuel Macron fait tout cela. Il y perd le peu de crédibilité internationale qui lui restait. La France en intégrant l'OTAN savait qu'elle perdait toute autonomie stratégique, c'est pour cela que, de De Gaulle à Jacques Chirac, la France tout en restant membre de l'Alliance Atlantique ne faisait pas partie de l'organisation militaire intégrée 3. Il y a probablement des raisons électoralistes liées aux élections européennes de façon à apparaître comme le plus européen des Européens.
En vous écoutant, cela voudrait dire que l'armée française est plus une armée d'opérations spéciales comme on a pu voir en Afrique qu'une armée faite pour des projections avec des opérations terrestres ?
On a réduit tellement le budget des armées depuis1991 qu'on a effectivement privilégié cette approche.
Il faut d'abord comprendre que la France a une position stratégique très différente des autres pays européens. Nous sommes à la fois une puissance maritime avec 5000 kilomètres de côtes, 12 millions et demi de kilomètres carrés de zones économiques exclusives avec nos territoires d'outre-mer. Nous sommes une puissance maritime comme la Grande-Bretagne et les États-Unis. La Grande-Bretagne n'a d'ailleurs pratiquement plus d'armées de terre après les réductions. Elle a une marine et une aviation, mais elle n'a plus d'armée de terre.
Et nous sommes en même temps une puissance continentale comme l'Allemagne et la Russie. Nous devons donc maintenir un équilibre entre toutes nos forces aériennes, terrestres et navales, tout cela avec un budget amputé de 30% consacré aux forces nucléaires stratégiques. C'est pour cela que nous avons une armée «d'échantillons». Nous avons un problème considérable : celui du nombre. Nous avons tout mais en petit nombre. Et nous avons un problème de nombre de nos personnels. L'armée de terre, c'est en gros 100 000 hommes mais nous n'avons pas 100 000 hommes sur les rangs parce qu'on n'arrive pas à maintenir les gens après un deuxième contrat. La condition militaire n'a pas été assez revalorisée. Il y a eu des efforts qui ont été faits mais par rapport à ce qu'on envisageait de faire avec François Fillon dont j'ai été le coordinateur Défense pour la campagne présidentielle de 2017, mais on n'a pas fait ce qui était nécessaire ! Pour les sous-officiers et les hommes du rang, on n'arrive pas à les maintenir assez longtemps. Tous nos régiments sont en sous-effectifs, sauf les forces spéciales qui n'ont aucun problème à recruter. Pour le reste, j'ai rencontré un officier du régiment blindé de Mourmelon qui me disait qu'il leur manquait un escadron. Il y a des chars qui sont dans le garage parce qu'on n'a pas les hommes pour les équiper ! Nous avons une bonne armée au niveau des valeurs, alors que la Bundeswehr n'existe pas. Il n'y a plus d'officiers allemands capables de faire la guerre, ils n'ont plus entendu un coup de feu depuis 78 ans. Nous, au moins, nos officiers ont entendu tirer des coups de feu en opération. On a pu les sélectionner en fonction de la façon dont ils se comportaient en zone d'insécurité.
En Espagne, Pedro Sánchez a remis l'idée d'éventuellement réintroduire le service militaire. Est-ce que c'est quelque chose qui pourrait être envisageable en France ?
Tout est envisageable mais une classe d'âge aujourd'hui, hommes et femmes - car il n'est pas question de faire un service militaire seulement pour les hommes dans un pays aussi féministe que le nôtre - c'est 800 000 personnes alors qu'on a vendu toutes les casernes. On n'a ni les officiers ni les sous-officiers pour les encadrer. Et pour former un officier, il faut déjà trois ans à Saint-Cyr, puis après pour qu'il puisse encadrer, deux ans d'entraînement. Il faut cinq ans pour un officier chef de section. Pour un capitaine, il faut dix ans. Pour vous donner un exemple, dans ma promotion de Saint-Cyr (1958-60) le premier bataillon, c'était 375 officiers au moment de l'Algérie. Aujourd'hui, il y a moins de 100 officiers qui sortent de Saint-Cyr. C'est donc bien beau de réintroduire le service militaire mais comment encadrer les appelés ?
On pousse au maximum ce qu'on peut faire avec des réserves et on essaie de mobiliser 50 000 hommes en plus à partir de réservistes qui font des périodes de réserve et qui sont relativement entraînés dans les différents régiments. Cela fonctionne, mais à un niveau qui n'a rien à voir avec une classe d'âge qui pourrait faire le service national. Pour réintroduire le service militaire, il faudrait une remontée en puissance sur dix ans parce qu'il faudrait recréer les infrastructures et l'encadrement. Et il faudrait dépenser des dizaines de milliards d'euros.
Vous avez commencé à l'aborder, il y a la question du matériel et des munitions qui ont été données en partie à l'Ukraine. Il faut donc aussi reconstituer des stocks. C'est un budget mais c'est aussi une opportunité économique pour l'industrie de l'armement...
Tout le problème pour nos industries d'armement, ce n'est pas tant de créer les matériels que de gérer tout l'aspect logistique et les stocks de matériels et de munitions. Nous n'avons plus de stocks. À la différence des Russes et, en partie, des Américains, nous sommes passés à la notion de «flux tendu» car maintenir du matériel et des munitions en stock, cela entraine des coûts d'immobilisation et de fonctionnement. Nous n'avons plus cette compétence. On a liquidé pratiquement tous les personnels de la Direction générale de l'armement qui s'occupaient des stocks. Donc là encore, si on voulait remonter en puissance et avoir des stocks, il faudrait récupérer des locaux, engager du personnel, etc. D'une façon générale, la montée en puissance ne peut être que lente. Et puis les industriels aujourd'hui sont pour la plupart des industriels privés et ils ont leurs propres impératifs. Prenez Dassault, s'ils doivent passer à trois avions par mois, ils doivent créer une nouvelle ligne de production. C'est un investissement considérable. Si on veut créer de nouvelles lignes de production pour produire des obus de 155, il faut soit les payer ou que l'État s'engage à long terme (10 ans) pour permettre aux industriels d'amortir cet investissement. C'est pour ça que Thierry Breton avait promis de l'argent de l'Europe à Nexter pour que l'entreprise développe ses capacités de production. Et puis il faut trouver les sous-traitants. Par exemple, on a un grand problème parce qu'on ne trouve pas assez de poudre. On a voulu tirer tellement les bénéfices de la fin de la guerre froide qu'on a des secteurs de vulnérabilité tout à fait considérables. Les problèmes de la remontée en puissance se posent chez nous comme aux États-Unis. Dans mon livre 4 qui va sortir, je raconte le problème des moteurs de fusée américains. Ils n'ont plus que deux sociétés qui en produisent, l'une a connu un incendie en 2023. Ils n'arrivent même plus à fournir la marine à tel point que l'amiral qui commande les forces navales américaines a dit : «Je n'ai plus assez de missiles mer-mer pour soutenir une guerre contre la Chine». Tout ce que les Américains ont donné à l'Ukraine comme missiles anti-aériens ou de missiles anti-chars, il faudra cinq, sept ou huit ans pour reconstituer les stocks. Ça ne se fait pas sur un coup de sifflet.
Des investissements pourraient bénéficier à l'industrie militaire au Pays basque ?
Tout effort de guerre bénéficie à l'industrie et aux sous-traitants de l'industrie militaire, c'est évident. Mais pour le moment, on parle beaucoup, mais rien n'a été fait. On n'a pas du tout changé ce qui était prévu en 2017 dans la loi de programmation 2017-2022, qui prévoyait plus de 3 milliards de plus par an à partir de 2023. Pour changer vraiment et faire une remontée en puissance rapide, il faudrait rajouter 5 milliards d'euros par an. 3 milliards, c'est déjà bien, mais on a déjà tellement de retard dans tous les domaines comme en maintenance technique opérationnelle. Les rapports de l'Assemblée indiquaient qu'on avait seulement 60% des matériels de l'armée de terre qui étaient opérationnels, 70% des bâtiments de la marine, 80% des avions de l'armée de l'air, parce qu'il manquait des pièces de rechange, etc.
On a un effort financier considérable à faire, mais qui n'est pas fait ! 3 milliards d'euros par an, ce n'est absolument pas suffisant si on voulait effectivement, comme le dit Emmanuel Macron, engager 20 000 ou 30 000 hommes sur le front de l'Est. Nous ne sommes absolument pas prêts. J'en reviens à cette idée d'armée d'échantillons. Cela ne veut pas dire que nos échantillons ne sont pas de grande qualité, je pense notamment à nos cadres. J'ai toujours des contacts avec des officiers et des sous-officiers de différentes armées. Il y a des gens de grande qualité ! Mais depuis 30 ans, ils n'ont pas les moyens pour être prêts pour une guerre de haute intensité. Et ça ne va pas s'améliorer en deux ans ! La majorité de nos blindés ne sont pas faits pour une guerre de haute intensité. Ils sont conçus pour aller combattre les rebelles au Tchad. Nous avons un besoin de remonter en puissance, mais ça prendra dix ans. Il ne faut pas se faire d'illusion ! Et il ne suffit pas de parler, il faut que cela soit suivi d'actes et d'investissements !
Le premier RPIMa de Bayonne est un régiment qui fait partie des forces spéciales. Comment est-ce qu'il pourrait être mobilisé ?
Les forces spéciales sont faites pour des missions spéciales ! Ce sont soit des missions de renseignement, soit des régiments de «coups de poing». D'ailleurs, les Russes utilisent aujourd'hui des forces spéciales pour avancer. Ils frappent un secteur massivement avec de l'artillerie, des drones des bombes planantes et ils envoient ensuite leurs forces spéciales pour réduire ceux qui restent valides dans les tranchées. Ce sont des gens particulièrement entraînés, qui sont mieux équipés et qui savent prendre plus de risques. Ça a toujours existé : il y avait des corps francs dans les tranchées en 1914.
source : Armées.com via Strategika