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L'Europe à bout de souffle : quand les libéraux confessent l'échec du rêve européiste

publié le 04/11/2025 Par  Éric Juillot

Alors que d'importantes figures du monde politico-universitaire constatent avec amertume l'échec du projet européiste qu'elles ont toujours défendu, les instances bruxelloises multiplient les décisions qui révèlent l'impuissance grandissante de la France à peser sur la mécanique communautaire.

 Jean Pisani-Ferry et  Jean-Louis Bourlanges sont deux figures incontournables du monde politique et universitaire français depuis des décennies. Ils ont occupé une place à part, à la charnière de l'intellectuel et du politique, au sein de leur camp respectif, le centre gauche pour le premier, le centre droit pour le second, alimentant constamment le débat public avec des prises de position et des réflexions dont même leurs opposants estimaient la rigueur et le brio. Deux figures, en somme, d'un type trop peu répandu au sein de nos élites.

Arrivés au terme de leur vie publique, ils ont profité, chacun de leur côté, d'une remise de médaille pour se livrer à un examen critique de leur parcours et de celui de leur génération, où l'amertume et le regret le disputent à une certaine forme de lucidité tout à fait désenchantée. Il faut saluer cet exercice pour ce qu'il a de difficile humainement parlant, et en raison de ce qu'il révèle du rapport au monde propre à ceux qui l'ont dominé plusieurs décennies durant. MM. Pisani-Ferry et Bourlanges auront en effet été l'incarnation de ce que l'idéologie dominante pouvait représenter de meilleur au plan intellectuel, et cela leur a valu une grande exposition médiatique.

Deux testaments intellectuels

Il leur faut constater qu'ils ont échoué dans leur entreprise. Jean Pisani-Ferry l'affirme sans ambages : « Sur les trois enjeux qui ont marqué ma vie professionnelle (l'économie ouverte, l'Europe, et la transition climatique), la réalité est que nous reculons ». Jean-Louis Bourlanges, de son côté, est encore plus pessimiste : « À l'heure où s'achève ma vie publique, j'ai un peu le sentiment d'avoir labouré la mer ». La raison en est simple : « Les tentations illibérales et antidémocratiques ont gagné une part croissante de l'Europe centrale, orientale et balkanique et n'épargnent plus désormais ni l'Allemagne, ni surtout la France, où elles menacent à présent de gagner la partie ». Au sujet de l'Europe, le constat de ce qu'elle est, en lieu et place de ce qu'elle devrait être, l'accable :

« Nous sommes divisés. [...] Les uns entreprennent de regarder à l'Est. Les autres continuent de regarder à l'Ouest et tiennent que notre but doit être de convaincre celui qui nous veut du mal de ne pas nous en faire ! Sur les droits de douane comme sur l'OTAN, il faudrait céder pour amadouer. On est en plein syndrome de Stockholm. Pour les Européens, cette schizophrénie est mortelle. »

Défenseur de toujours de « l'économie ouverte », Jean Pisani-Ferry constate dans un bel élan d'honnêteté intellectuelle :

« Nous n'avons pas anticipé l'ampleur du choc que cette mondialisation allait induire dans les pays avancés, ni ses conséquences pour l'emploi et les régions affectées, ni a fortiori ses incidences politiques. Il a fallu, pour nous ouvrir les yeux, attendre l'article sur le choc chinois publié en 2013 par trois économistes américains (Autor, Dorn et Hanson). Ceux-ci ont montré à quel point cette ouverture mal accompagnée avait, aux États-Unis, détruit des emplois et dévasté des régions. Elle est très probablement à l'origine de ce que l'on voit se développer aujourd'hui aux États-Unis, sur le plan politique. »

La lucidité de leur discours tient tout entière dans le constat d'un changement d'époque. Tous deux ont clairement conscience que nous vivons un moment historique et que l'ensemble des idées pour lesquelles ils ont combattu est désormais sur la défensive. Leur examen critique, quelles que soient sa sincérité et son acuité, trouve ici sa limite, dans la mesure où ils ont tendance à assimiler la fin de leur monde à la fin du monde. Les nuages qui s'amoncellent sur le libéralisme qu'ils ont toujours défendu les poussent à croire que ce dernier est à présent menacé par un danger mortel, à moins que ne se produise un peu probable sursaut salutaire.

Si le risque d'une régression autoritaire n'est évidemment pas à exclure - les dérives dites « illibérales » dans nombre de pays occidentaux en constituent une illustration - il existe dans la prise de position de nos deux intellectuels un point tout à fait aveugle : leur complète assimilation entre leur libéralisme et le libéralisme en général. Ils craignent la disparition du second quand seul le premier est menacé. Ils pensent avoir été les défenseurs du libéralisme dans son essence même, transhistorique, quand ils n'en ont défendu qu'une version contingente, vouée à céder la place après quelques décennies de domination. La certitude de la « fin de l'Histoire » a accompagné le déploiement de ce libéralisme, et il n'était pas nécessaire d'adhérer explicitement à cette idée pour être influencé par son omniprésence diffuse et implicite, et par l'idéal - naïf, mais puissant - qu'elle exprimait.

Le libéralisme n'a en fait aucune raison de disparaître, car il constitue le fond anthropologique de la société contemporaine, tout particulièrement dans un pays comme la France. Le XXe siècle l'a démontré exemplairement, notre pays restant à l'écart du phénomène totalitaire qui a gagné certains de ses voisins, et ne sombrant dans une dictature temporaire, entre 1940 et 1944, que sous le coup d'une défaite militaire et d'une occupation, contre la volonté du peuple.

En revanche, cette idéologie, la plus puissante et la plus durable dont a accouché la modernité politique, a vocation à être reformulée en fonction des exigences propres aux époques qu'elle traverse. Pour le dire en quelques mots : il lui faut maintenant redevenir étatique et nationale, comme elle l'était jusqu'aux années 1970, avant que ne déferle la vague néolibérale qui aujourd'hui reflue.

Au plan intérieur, cette vague a généré une « idéologisation des Droits de l'Homme » ( Marcel Gauchet) dont le corollaire, l'absolutisation de l'État de droit, a singulièrement affaibli la puissance publique. Celle-ci, dépositaire de l'intérêt général, avait vocation à reculer dès lors que l'individuel l'emportait sur le collectif. Au plan extérieur, le néolibéralisme a tout autant conduit au déclin de l'État par le truchement de l'Union européenne, la grande œuvre collective née de cette domination idéologique (et qui a vocation à disparaître avec elle). Le retour des États et des peuples la condamne en effet, puisqu'elle a prospéré en les dépossédant de leur pouvoir, en le phagocytant inexorablement au prétexte du progrès qu'elle était censée incarner.

Or, elle n'aboutit à rien d'autre qu'à une dévitalisation de la démocratie à l'échelle du continent, proportionnelle au recul des souverainetés nationales et populaires sous la pression conjuguée du droit européen, du dogme du Marché et de la technocratie bruxelloise. L'apothéose post-historique que le projet européiste devait incarner a donc tourné au cauchemar, et il n'est pas nécessaire d'en imputer la responsabilité aux « égoïsmes nationaux » ou aux « populismes » pour l'expliquer, car il contenait en lui les germes de sa propre destruction. Passé un certain stade, en effet, l'entreprise de spoliation que constitue l'Union européenne apparaît suffisamment clairement aux peuples pour qu'ils s'en débarrassent.

C'est ce qui est en train de se produire. Insensiblement, élection après élection, le renouveau des forces partisanes traduit le changement d'époque en cours. Les partis traditionnels sont mis au défi d'adapter leurs discours en fonction des nouvelles attentes de l'électorat sous peine de disparaître. Or, le discours dominant est partout, bien que selon des modalités ou des priorités variables, celui de la restauration de la puissance publique. Le libéralisme politique a toute sa place dans cette restauration, bien que les libéraux à l'ancienne tels que MM. Pisani-Ferry et Bourlanges aient du mal à la concevoir.

C'est précisément la capacité du libéralisme à se couler dans une époque qui explique sa résistance au temps, et c'est dans la force et la lucidité des libéraux en France que réside dès maintenant la capacité de notre pays à s'opposer aux tentations autoritaires qui accompagneront nécessairement le retour de balancier idéologique.

Les libéraux et l'État, suite

« L'Union [européenne] joue désormais contre l'Europe ». Cette formule cinglante n'est pas le fait d'une plume souverainiste, comme on pourrait le croire, mais celui d'un des penseurs libéraux les plus médiatiques des dernières décennies,  Nicolas Baverez. Sa récente charge contre l'UE témoigne elle aussi à sa manière de l'épuisement d'un paradigme. Défenseur inconditionnel et de longue date de l'intégration européenne, Nicolas Baverez ne se reconnaît plus dans ce que l'UE est devenue, à savoir un paquebot technocratique impossible à manœuvrer. Ajoutée à l'ambition et à l'ego démesuré d'Ursula von der Leyen, la dérive actuelle rend le projet européiste si gravement dysfonctionnel qu'il contribue ouvertement à affaiblir les 27, dans une singulière inversion de ce qui en était initialement attendu.

Un tel constat pousse Nicolas Baverez à proposer de « replacer l'Union et la commission sous le contrôle des grands États européens ». Cette proposition, dans la bouche d'un penseur libéral, ne manque pas de sel. L'UE a toujours été plébiscitée par les libéraux, car elle était perçue comme un moyen de contournement et de démantèlement méthodique du pouvoir économique des États, considéré comme néfaste dans son principe. La grande cause européenne rendait possible la libération des forces du Marché, dont il était attendu une prospérité générale autant qu'automatique.

Aujourd'hui, l'Union européenne échoue de façon générale, par ses excès de réglementation, par sa faiblesse face aux États-Unis et à la Chine et en raison de la tendance très nette de la présidente de la Commission à s'impliquer dans des questions géostratégiques qui ne relèvent pas de sa compétence.

La critique de Nicolas Baverez est néanmoins limitée. Selon lui, les États doivent reprendre la main dans l'ordre géostratégique, tailler dans la technocratie bruxelloise tout en renouvelant leur foi dans le Marché en procédant à une intégration économique et financière accrue. La libération des entraves réglementaires à la croissance et à l'innovation est censée dissiper le spectre du déclassement économique face au reste du monde. Hors de cela, point de salut puisque, comme l'affirme par ailleurs l'auteur, il n'est, par exemple, « pas de  protectionnisme intelligent».

Si, sur les questions économiques, Nicolas Baverez continue à afficher le plus strict dogmatisme, sa critique de fond quant à ce que l'UE est devenue porte d'autant plus qu'il appartient à un milieu nullement disposé à prendre ses distances avec elle, un milieu où, jusqu'à très récemment encore, la moindre affirmation critique valait excommunication pour hérésie.

L'Union européenne sur la sellette

Il faut dire, par ailleurs, que la Commission européenne fait tout ce qu'elle peut pour se rendre détestable, même auprès des citoyens les mieux disposés.

Au début du mois de septembre, elle a ainsi  validé  l'accord de libre-échange Mercosur-UE, passant outre l'opposition clairement exprimée de la France à son sujet : Emmanuel Macron avait en personne et à plusieurs reprises affirmé que le texte n'était pas acceptable en l'état. Si cette validation n'est qu'une étape vers l'adoption et la mise en œuvre effective de l'accord (il doit être approuvé par le Conseil européen), elle témoigne d'une volonté d'avancer en dépit de la France, dont l'influence au sein de l'UE apparaît, au moins dans ce cas d'espèce, singulièrement limitée.

Le texte validé par la Commission est en effet à la virgule près  celui qui a été négocié avec le Mercosur. Bruxelles se contente de proposer l'ajout de « clauses de sauvegarde » permettant d'en suspendre temporairement l'application sectorielle en cas d'afflux massif d'importations sud-américaines. En outre, la Commission s'autorise à avancer, car elle constate que Paris peine à réunir une minorité de blocage au sein du Conseil ; la Pologne et l'Italie, sur lesquelles la France comptait, semblent lui faire faux bond.

Les « clauses de sauvegarde » ont à ce stade des contours flous, elles semblent difficilement  applicables. Il s'agit à l'évidence d'une concession purement formelle pour permettre au gouvernement français de sauver la face devant ses agriculteurs et son opinion publique. Paris s'est d'ailleurs empressé d'exprimer sa satisfaction à l'idée que ses « grandes réserves » au sujet de l'accord avaient été entendues. Cette retraite a toutes les apparences d'une débâcle, car la France abandonne concrètement son exigence de voir figurer dans le texte de l'accord les « clauses-miroirs » sur lesquelles elle comptait pour limiter l'ampleur du dumping social et environnemental que l'accord actuel entérine. Il n'est plus question d'exiger pour les exportateurs sud-américains le respect de normes comparables à celles de leurs concurrents européens.

Toujours au sujet de l'agriculture, et dans l'espoir de faire accepter sa proposition de budget 2028-2034, la commission a cru bon par ailleurs d'insister sur le fait que, dans le cadre de la PAC, les agriculteurs français percevront « au minimum » 51 milliards d'euros - un montant en forte baisse, très inférieur aux 69 milliards de la période 2021-2027. La Commission insiste sur le fait qu'il s'agit d'un minimum et que les États disposeront de la capacité de le compléter par d'autres fonds. Cela découle de sa proposition étonnante de renationaliser en partie la PAC, bien que celle-ci soit un des principaux acquis de la construction européenne.

Les agriculteurs ont de quoi s'inquiéter puisque rien ne garantit que le gouvernement français subventionnera leur secteur à hauteur du moins perçu. Plus fondamentalement, la tentative de relégation de la PAC témoigne du recul de la vision française de « l'Europe », telle que pensée et réalisée à l'époque du Traité de Rome (1957) : la France, avec le Marché commun, s'offrait à l'appétit des industriels allemands en échange d'un financement par les Six d'une vaste modernisation de l'agriculture, dont la France devait bénéficier en premier lieu. 70 ans plus tard, cet héritage est remis en cause sans que l'on voie ce que la France peut y gagner en retour, mais le temps n'est plus où elle pouvait avoir l'impression que « l'Europe » était une extension d'elle-même.

Enfin, dans un tout autre domaine où la France n'a aucun pouvoir d'exprimer sa volonté en dépit de son caractère sensible, la justice européenne a validé le  Data Privacy Framework, c'est-à-dire le cadre légal de transfert des données personnelles de l'UE vers les États-Unis. Il s'agit de la troisième version d'un accord deux fois retoqué par cette même justice, en 2015 et en 2020. Or, le texte validé est identique au précédent à un détail près, qui fait toute la différence pour l'UE.

Joe Biden a créé en 2022 une instance chargée outre-Atlantique du contrôle de la protection de données. Cela permet à la justice européenne d'affirmer aujourd'hui que le niveau de protection offert par l'accord est satisfaisant.  Philippe Latombe, le député français qui avait saisi la justice européenne, n'est pas de cet avis, car cette instance est placée sous l'autorité directe de la présidence des États-Unis, et car Donald Trump, depuis son arrivée au pouvoir, a montré par plusieurs décisions que l'impératif de « sécurité nationale » devait primer sur les droits des citoyens, surtout si ce ne sont pas des citoyens américains.

Ces débats et ces décisions cruciales ont lieu tout à fait à l'écart des pouvoirs nationaux et des citoyens, alors qu'ils devraient faire l'objet d'une délibération publique et d'une prise de décision par les seuls organes de pouvoir légitimes que sont les gouvernements et les parlements nationaux. Mais l'Union européenne est passée par là, et l'on ne voit pas en quoi le fait de lui avoir délégué le pouvoir dans ce domaine aide à l'affirmation d'une « souveraineté » européenne. Elle en révèle au contraire le caractère chimérique et illustre, une fois de plus, le renoncement que le projet européiste impose aux États et aux peuples du continent.

 elucid.media