13/10/2025 journal-neo.su  8min #293320

 Blague ? Un mur anti-drones pour protéger l'Europe

L'escalade de la panique des drones en Europe : quand la peur devient une arme politique

 Ricardo Martins,

Une poignée de drones bon marché dicte désormais des budgets de plusieurs milliards d'euros et les agendas des sommets. L'hystérie européenne face au ciel en dit moins sur la puissance de Moscou que sur sa propre perte de sang-froid.

Une étrange hystérie s'est emparée de l'Europe. Il ne s'agit ni de chars à la frontière, ni de missiles sur les villes, mais de drones : petits, non vérifiés, souvent inoffensifs. Ils apparaissent et disparaissent dans le ciel du Danemark, de l'Allemagne ou de la Pologne, et en quelques heures, les titres crient à la « guerre hybride » et aux « incursions dans l'espace aérien ».

Les aéroports ferment, des sommets sont convoqués, et les ministres se présentent devant les caméras pour promettre de nouvelles défenses. Ce qui aurait pu autrefois être considéré comme une simple nuisance est devenu un outil politique et une justification pour la nouvelle ère de réarmement de l'Europe.

La peur comme stratégie et opportunité politique

Pour Boris Pistorius, ministre allemand de la Défense, l'Europe a besoin « d'une évaluation calme de la situation ». Sa demande, faite au  Handelsblatt, est restée largement ignorée. La même semaine, l'aéroport de Munich a été cloué au sol à deux reprises, et Berlin s'est empressé d'annoncer un « centre de défense anti-drones ». Pourtant, personne n'a pu confirmer l'origine de ces drones, ni même s'ils venaient de Russie.

C'est l'essence du discours sécuritaire européen actuel : la mise en scène de la menace sans preuve, la chorégraphie de la peur. Moscou n'a pas besoin de détruire quoi que ce soit pour gagner ; il lui suffit de provoquer la panique en Europe. Un drone à 5 000 ou 50 000 € peut amener l'OTAN à tirer un missile à 1 million d'euros, ou mieux encore, à valider des milliards de nouveaux budgets de défense.

Comme l'ont noté  The Moscow Times et  Reuters, la stratégie hybride de Poutine repose moins sur la technologie que sur la psychologie. En lançant de petites provocations, la Russie teste les nerfs de l'Europe et expose ses failles. Chaque drone non identifié, chaque cyberattaque mineure contre une entreprise logistique ou un aéroport, vient confirmer le récit selon lequel l'Europe est assiégée, et que seule l'expansion militaire peut garantir sa sécurité.

La politique de la panique : réarmement et compromis sur le social

La réaction européenne est révélatrice. La Pologne réclame un « mur de drones » le long de sa frontière orientale. L'Allemagne débat de modifications constitutionnelles pour autoriser son armée à abattre des aéronefs sans pilote dans son espace aérien. La Commission européenne, sous Ursula von der Leyen, pousse une  initiative anti-drones de 1,5 milliard d'euros. Pourtant, les données ne justifient pas une telle frénésie. La plupart des incidents concernent des drones de catégorie commerciale ou des observations non confirmées.

Mais « l'anxiété collective », comme le note  The Guardian, et l'hystérie politique ont leurs avantages. Dans un continent fatigué par l'inflation, les grèves et l'austérité, les drones deviennent un récit pratique. Ils unissent les électorats autour du langage de la « sécurité » et font taire les critiques sur l'érosion des États-providence.

L'Europe a déjà prévu environ 800 milliards d'euros pour la défense au cours des quatre prochaines années. Cet argent ne financera ni hôpitaux ni transitions écologiques ; il servira à acheter radars, missiles et F-35 américains. Dans ce sens, la panique des drones n'est pas seulement émotionnelle, elle est aussi fiscale. Elle justifie ce que Donald Trump demandait depuis longtemps : que les Européens « paient davantage » pour l'OTAN. Et ils le font, au détriment du tissu social qui a défini l'Europe d'après-guerre.

Les bénéficiaires politiques sont clairs. Les gouvernements sociaux, fatigués, et les partis populistes de droite, remportent des élections - la dernière en date étant celle de la République tchèque. Les partis d'extrême droite, de l'AfD allemande à la Lega italienne, exploitent ce sentiment d'insécurité pour plaider en faveur de frontières plus strictes et de lois d'asile plus dures. La peur est, en d'autres termes, devenue la nouvelle politique industrielle de l'Europe.

Le vrai jeu de la Russie : gagner la guerre psychologique

Si la Russie est effectivement derrière certaines incursions de drones, sa stratégie est redoutablement efficace. Comme l'écrit Rafael Loss du  Conseil européen des relations étrangères, Moscou opère dans la « zone grise » - entre paix et guerre, où de petites provocations produisent des effets politiques disproportionnés. Comme l'a dit sans détour le ministre italien des Affaires étrangères  Antonio Tajani : « Poutine ne veut pas de Troisième Guerre mondiale. » Je dirais que l'objectif réel de la Russie est plus subtil : maintenir l'Europe distraite, divisée et économiquement affaiblie.

Au Club Valdaï plus tôt ce mois-ci, le président Poutine a ridiculisé l'idée que la Russie planifie d'attaquer l'OTAN, qualifiant cette idée de « non-sens » et accusant les dirigeants occidentaux d'utiliser l'hystérie pour justifier leur militarisation. Derrière l'ironie se cache un calcul : chaque sur-réaction européenne valide son argument selon lequel l'Occident est paranoïaque et politiquement fragile.

Pendant ce temps, les drones et sondes cybernétiques russes servent aussi à recueillir des renseignements, cartographiant les défenses et la rapidité de décision de l'OTAN. Chaque fausse alerte en dit plus sur les chaînes de commandement européennes que sur les capacités russes. Le résultat est un jeu asymétrique où le Kremlin dicte le rythme, et l'Europe danse nerveusement à chaque bourdonnement dans le ciel.

Cieux divisés, Europe divisée

La panique a également révélé les divisions politiques de l'Europe. Au  sommet de Copenhague du 1er octobre 2025, les dirigeants se sont affrontés sur la coordination de la « défense anti-drones » du continent : Bruxelles ou les capitales nationales ? La France a mis en garde contre des « murs simplistes » ; la Grèce et l'Italie ont protesté, affirmant que les nouveaux systèmes ne protégeraient que le flanc oriental ; la Hongrie a bloqué de nouvelles sanctions. Une frégate allemande ancrée ostensiblement dans le port de Copenhague symbolisait la force alors que l'unité s'effritait.

C'est là que se trouve la faiblesse profonde de l'Europe : le réflexe de militariser sans stratégie. Les drones sont devenus des métaphores de toutes les insécurités : migrations, dépendance énergétique, retard technologique, et la réponse reste la même : dépenser plus, centraliser davantage, et faire confiance à l'OTAN pour sauver la mise. Pourtant, l'OTAN elle-même est hantée par des doutes sur la fiabilité américaine.

Les propos revigorés de Trump sur la « reprise » du Groenland au Danemark, membre de l'UE et de l'OTAN, ont ravivé en silence les craintes européennes qu'une garantie américaine soit conditionnelle et transactionnelle. L'attaque récente d'Israël à Doha - et l'absence de réaction de la base militaire américaine voisine - a ajouté une couche supplémentaire de méfiance envers Washington.

Cette incertitude joue directement dans les mains de Moscou. Chaque querelle sur le financement ou l'autorité de commandement confirme que la dissuasion de l'OTAN n'est pas mécanique, mais psychologique et vulnérable. L'Europe tremble non pas à cause des drones russes, mais parce qu'elle ne croit plus en sa propre résilience.

Conclusion : le réflexe de peur de l'Europe

La grande panique européenne des drones ne concerne pas vraiment les drones. Elle révèle la perte de sang-froid stratégique de l'Europe. Une poignée d'objets bourdonnants - réels ou imaginaires - ont déclenché des budgets de plusieurs milliards, des débats constitutionnels et un théâtre politique. Dans le processus, l'Europe troque le social contre l'armement, la diplomatie contre la dissuasion et l'unité contre la panique.

Poutine le comprend parfaitement. Son objectif n'est pas de bombarder Berlin ou d'envahir Varsovie, mais de maintenir l'Europe dans un cercle nerveux, convaincue que chaque ombre dans le ciel constitue une menace existentielle. La tragédie est qu'il n'a pas besoin de fragiliser l'Europe : l'Europe s'en charge elle-même, sommet anti-drones après sommet anti-drones.

Ricardo Martins - Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique

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