12/10/2025 legrandsoir.info  21min #293180

 Trump écarté, le Nobel de la paix consacre Maria Corina Machado

María Corina Machado, le prix Nobel et la longue guerre contre le Venezuela (Weaponized Information)

Prince Kapone

Comment le prix Nobel de la paix est devenu un autre front dans la guerre hybride de Washington, transformant les putschistes en saints de la « démocratie » et blanchissant le changement de régime à travers le langage de la paix.

La paix de l'Empire

Ils ont appelé cela une victoire pour la paix. Les flashs crépitaient, les diplomates souriaient, et quelque part à Oslo, un public repu applaudissait pendant que le Comité Nobel apposait son sceau d'or sur María Corina Machado, une femme qui, jadis, supplia des armées étrangères d'envahir son propre pays. La presse s'empressa d'en faire un théâtre moral  : «  une courageuse championne de la démocratie  », écrivait-on, comme si l'Histoire n'était pas témoin. Pour ceux qui observent depuis l'extérieur de la chambre d'écho impériale, difficile de ne pas en rire. C'était donc cela la paix, cette paix qui ne jaillit que du canon d'un fusil venu de Washington.

Machado n'a jamais été une artisane de paix. Toute sa carrière politique relève du sabotage  : des coups d'État travestis en campagnes électorales, des émeutes déguisées en révolutions, et des sanctions maquillées en bienveillance humanitaire. Elle a applaudi lorsque les banques américaines ont gelé les avoirs pétroliers du Venezuela et a publiquement appelé à «  mettre le chaos dans les rues  » pour renverser son propre gouvernement. Aujourd'hui, elle parade devant le monde comme une incarnation de la vertu, serrant la main des mêmes élites occidentales qui ont armé des dictateurs et affamé des nations. Ce n'est pas de l'ironie  ; c'est la logique impériale. Le même système qui a jadis couronné Henry Kissinger et Barack Obama «  faiseurs de paix  » récompense désormais une oligarque vénézuélienne pour avoir contribué à détruire son pays. Le prix Nobel de la paix, jadis conçu pour honorer la décence humaine, est devenu la cérémonie annuelle d'autocongratulation de l'empire.

Soyons clairs  : le Comité Nobel ne décerne pas des prix pour la paix, il distribue des licences d'obéissance. C'est la branche morale de l'OTAN, celle qui blanchit le sang sous couvert de bureaucratie. Tous les quelques ans, il sélectionne quelqu'un qui sert le récit impérial, grave son nom sur une médaille et intime au monde d'applaudir. En 1973, il l'offrit à Kissinger alors que les bombes tombaient encore sur Hanoï. En 2009, à Obama, au moment précis où il intensifiait la guerre des drones. Et en 2025, à Machado - une femme qui rêve d'un Venezuela administré par ExxonMobil et protégé par les Marines américains. C'est devenu une tradition  : meurtre le matin, médaille le soir.

L'idée impériale de la paix, c'est le silence du cimetière. Ils veulent des marchés calmes, des rues paisibles et un peuple trop affamé pour se révolter. Leur «  démocratie  » est un système où les riches élisent et les pauvres obéissent. Leur «  liberté  », c'est le droit pour les multinationales de piller sans conséquence. Quand ils parlent de paix, ils parlent en réalité de pacification, de gestion de la résistance. Et lorsqu'ils honorent des figures comme Machado, c'est la loyauté à ce projet qu'ils récompensent. Le message est limpide  : servez fidèlement l'empire, et l'Histoire se réécrira en votre faveur.

Mais le peuple vénézuélien, lui, sait mieux. Il a vécu les sanctions, le sabotage et la guerre psychologique. Il a vu son économie étranglée, ses hôpitaux privés de ressources, son pétrole volé - tout cela au nom de la «  restauration de la démocratie  ». Et pourtant, il tient bon. Il construit, s'organise, résiste. Il comprend que la paix ne tombe pas d'Oslo ou de Washington  ; elle se forge dans la lutte, se bâtit d'en bas, se défend dans la rue et dans les champs. C'est la paix de la souveraineté, non de la soumission - la paix de la dignité, pas celle du désespoir. Et aucune médaille frappée en Europe ne pourra effacer cette vérité.

Qu'ils aient donc leur cérémonie  ! Qu'ils trinquent à leurs faux prophètes et accrochent des médailles à leurs mercenaires  ! La paix de l'empire s'effondrera sous le poids de sa propre hypocrisie. La véritable paix - la paix révolutionnaire - viendra de celles et ceux qui n'ont plus rien à perdre sinon leurs chaînes, et tout à gagner en les brisant.

L'industrie de la paix

Ne nous racontons pas d'histoires. Le Comité Nobel norvégien est nommé par le Parlement de Norvège, le même organe qui vote les déploiements de l'OTAN et les sanctions économiques. Ses membres sont des politiciens, non des philosophes. L'argent qui finance le prix - plus de onze millions de couronnes suédoises cette année - provient d'un portefeuille d'investissements d'environ sept milliards, géré par la Fondation Nobel et réparti entre fonds spéculatifs, obligations d'entreprises et immobilier. Les profits issus de l'exploitation sont ainsi transformés en symboles de vertu morale. Ce n'est pas la paix  ; c'est de l'alchimie financière.

Lorsqu'on regarde l'histoire du prix, le schéma saute aux yeux. En 1973, Henry Kissinger reçut le prix Nobel de la paix alors que l'aviation américaine bombardait encore le Cambodge et le Vietnam. Le Duc Tho, son corécipiendaire, eut la dignité de le refuser. En 2009, Barack Obama reçut la même distinction pour ses «  espoirs  » de paix, quelques semaines avant d'intensifier les guerres en Afghanistan, en Libye et au Yémen. En 2019, l'Éthiopien Abiy Ahmed fut honoré pour avoir réconcilié son pays avec l'Érythrée, avant de précipiter la sienne dans une guerre génocidaire quelques mois plus tard. Le Comité Nobel ne récompense pas la paix  ; il récompense l'alignement. C'est un mécanisme d'autorisation morale, un moyen pour l'empire de se sanctifier par le rite et la répétition.

Lorsque le nom de María Corina Machado fut annoncé cette année, ceux qui connaissent le théâtre de la légitimité impériale n'en furent pas surpris. Les mêmes institutions qui ont sanctionné le Venezuela jusqu'à la crise décernent aujourd'hui un prix à celle qui applaudissait cette politique. La même Europe qui a gelé les avoirs vénézuéliens acclame désormais l'oligarque qui l'avait exigé. Les mêmes gouvernements qui arment Israël pendant qu'il massacre Gaza font désormais la leçon au monde sur la paix et les droits de l'homme. Ce n'est pas une contradiction  ; c'est une continuité. L'empire ne peut fonctionner qu'en transformant ses crimes en vertus et ses collaborateurs en icônes.

Le prix Nobel de la paix est né de la culpabilité d'Alfred Nobel pour avoir inventé la dynamite, une tentative de rachat face à la violence que sa fortune avait rendue possible. Qu'il soit devenu le bras moral d'un système vivant encore des profits de la destruction n'a donc rien d'un hasard  : derrière chaque lauréat se cache une bombe, un blocus ou un coup d'État. Jamais le Comité n'a remis en cause le pouvoir impérial  ; il existe pour le déguiser. Quand l'empire ne peut plus justifier ses guerres, il les décore. Quand il ne parvient plus à obtenir l'assentiment par la vérité, il fabrique la vertu par la cérémonie. María Corina Machado n'est que le dernier produit de cette usine  : une arme de soft power, polie et présentée comme un symbole de paix.

De Washington, avec amour

Pour comprendre pourquoi María Corina Machado arbore aujourd'hui une médaille plutôt que de comparaître devant un tribunal, il faut retracer son parcours, non pas à travers Caracas, mais à travers Washington. Son histoire politique s'est toujours écrite en anglais, imprimée sur du papier à en-tête américain et financée par les mêmes institutions qui ont fait du changement de régime une industrie de politique étrangère. Elle n'est pas l'auteure de son ascension  ; elle en est la franchise.

Machado entra pour la première fois dans le radar impérial lors de la tentative de coup d'État de 2002 contre Hugo Chávez. Elle comptait parmi ceux qui signèrent le décret Carmona, lequel dissolvait l'Assemblée nationale et abolissait la Constitution vénézuélienne au nom du «  retour à la démocratie  ». Ce coup échoua parce que le peuple - ouvriers, soldats, habitants des barrios - descendit massivement dans la rue pour défendre la révolution. Mais Washington ne pardonna jamais au Venezuela d'avoir survécu, et Machado devint l'un de ses instruments les plus dociles dans la longue guerre qui suivit.

En 2004, elle cofondait une ONG baptisée Sumate, censée œuvrer pour la «  transparence électorale  ». En réalité, c'était un cheval de Troie financé par les États‑Unis, arrosé d'argent par la National Endowment for Democracy et l'USAID. Une dépêche de l'ambassade américaine à l'époque décrivait Sumate comme «  un groupe d'opposition très efficace et bien organisé  ». Même le nom tenait du slogan  : «  Rejoins‑nous  », une invitation faite aux Vénézuéliens de s'enrôler dans une opération politique dirigée de l'extérieur. L'année suivante, elle fut reçue dans le Bureau Ovale par le président George W. Bush, qui la traita non comme une citoyenne vénézuélienne, mais comme une intermédiaire coloniale. Washington avait trouvé sa messagère idéale  : polie, photogénique et maîtrisant parfaitement le langage du néolibéralisme.

Sa collaboration se renforça à mesure que la stratégie impériale passait des coups d'État ouverts à la guerre hybride. En 2013, lors d'une réunion en Colombie à laquelle participaient le responsable américain Mark Feierstein et des opérateurs colombiens liés à Álvaro Uribe, un «  Plan stratégique pour le Venezuela  » fut élaboré. Il recommandait explicitement de «  créer des situations de crise dans la rue  » et, chaque fois que possible, de «  provoquer morts ou blessés  » afin de justifier une intervention étrangère. Quelques mois plus tard, Machado et son allié Leopoldo López lancèrent La Salida - (La Sortie). Leur plan était simple  : paralyser le pays, provoquer l'effusion de sang et en accuser le gouvernement. Machado l'avait dit clairement  : «  Nous devons créer le chaos dans les rues jusqu'à ce que Maduro soit renversé.  » Des dizaines de personnes furent tuées lors des guarimbas qui suivirent. Ce n'était pas la démocratie en action  ; c'était de la contre‑insurrection importée.

Rien de tout cela ne fit d'elle une paria en Occident. Bien au contraire  : cela fit d'elle une célébrité. Elle fut interviewée sur CNN, encensée par des think tanks et accueillie dans des parlements qui traitent les agents du changement de régime comme des combattants de la liberté. Lorsque Washington lança son siège économique contre le Venezuela, saisissant des milliards d'actifs, sabotant la production pétrolière et affamant la population à coups de sanctions, Machado applaudit. Quand l'administration Trump reconnut le pantin autoproclamé Juan Guaidó, elle y vit «  une nouvelle aube pour la liberté  ». Et lorsque les mercenaires de l'empire échouèrent à livrer la marchandise, elle réclama une «  coalition des volontaires  » pour intervenir militairement. Sa politique tient en peu de mots  : si Washington ne peut pas diriger le Venezuela directement, qu'il le fasse par son intermédiaire.

Voilà donc la femme que le Comité Nobel présente aujourd'hui comme une «  défenseuse de la paix  ». Une figure qui a passé deux décennies à tenter de transformer sa patrie en colonie. Une politicienne dont chaque succès a été payé par un gouvernement étranger et mesuré à l'aune de la souffrance de son propre peuple. La vérité, c'est que María Corina Machado ne représente pas le peuple vénézuélien, mais l'oligarchie mondiale qui prospère sur sa misère. Elle incarne à elle seule la classe comprador, celle qui troque la souveraineté nationale contre une place au banquet impérial. Quand elle sourit sur la scène du Nobel, ce n'est pas le Venezuela qu'on honore, mais l'empire lui‑même, applaudissant sa servante la plus fidèle.

Le coup d'État des entreprises

Derrière chacun des discours de Machado sur la «  liberté  » et la «  démocratie  » se cache la même équation impériale  : le profit privé équivaut à la vertu publique. Son programme politique n'a rien d'un mystère  ; c'est un manuel de recolonisation. Anya Parampil l'a qualifié pour ce qu'il est  : un coup d'État corporatif. C'est la fusion entre la politique étrangère américaine, l'oligarchie vénézuélienne et le capital transnational, déguisée en démocratie. L'objectif n'a jamais été de restituer des droits au peuple vénézuélien, mais de restituer des actifs aux entreprises qui les avaient perdus lorsque la Révolution bolivarienne reprit le contrôle des richesses nationales.

Après qu'Hugo Chávez eut nationalisé l'industrie pétrolière et réorienté ses profits vers des programmes sociaux - construisant des logements, finançant l'éducation et réduisant la pauvreté de plus de moitié - le Venezuela devint un problème pour l'empire. Non parce qu'il menaçait la sécurité des États‑Unis, mais parce qu'il prouvait qu'un autre modèle était possible. En réponse, Washington lança sa guerre totale  : sanctions, sabotage, propagande et politique par procuration. Quand les coups d'État ouverts échouèrent, il se tourna vers les réseaux de «  société civile  » et la «  promotion de la démocratie  ». C'est là qu'intervinrent Machado et les siens - visages souriants de la contre‑révolution, soft power en tailleurs de luxe.

Le Bureau des Initiatives de Transition de l'USAID, un département dont le nom à lui seul relève déjà de la parodie, fit transiter des millions de dollars dans l'orbite de Machado. L'argent circulait via des ONG se présentant comme des projets civiques mais agissant en réalité comme véhicules politiques de l'agenda de Washington. Un employé de l'OTI l'a reconnu  : «  Nous leur avons donné de l'argent. Ils détournaient les gens de Chávez, subtilement.  » Assez subtilement pour que les journalistes occidentaux les qualifient de «  leaders communautaires  », mais suffisamment clairement pour que les Vénézuéliens comprennent qui ils étaient  : des agents de la recolonisation.

Ce réseau s'étendit ensuite autour du parti Voluntad Popular, cofondé par l'allié de Machado, Leopoldo López, et plus tard représenté par Juan Guaidó. Les États‑Unis le reconnurent comme «  opposition officielle  », non pour sa popularité (qui n'a jamais dépassé quelques pourcents), mais parce qu'il obéissait aux ordres. Lorsque l'administration Trump vola les réserves internationales du Venezuela et remit le contrôle de Citgo - la filiale pétrolière basée aux États‑Unis - à l'opposition, le camp de Machado applaudit. Ce n'était pas la démocratie  ; c'était la privatisation par étranglement économique. L'empire n'avait nul besoin d'envahir  : il lui suffisait d'asphyxier l'économie et de récompenser celles et ceux qui applaudissaient la souffrance.

La même logique sous‑tend son «  Programme de gouvernement 2024  », publié sous le slogan Venezuela Tierra de Gracia, un titre gorgé d'ironie pour un pays qui paie depuis des décennies le prix de la grâce impériale. Le document offre la vision la plus claire à ce jour de ce que signifie réellement sa prétendue «  paix  ». On le lit comme un mémo de la Banque mondiale fusionné à un prospectus colonial  : promesses de privatisation, dérégulation, réintégration au FMI et mise en concurrence ouverte des ressources naturelles du Venezuela. L'objectif n'est pas la reconstruction nationale, mais la liquidation nationale.

Au cœur du programme

Au fond, le programme de Machado propose le démantèlement complet de l'État vénézuélien  : «  un gouvernement plus petit et plus efficace  », «  la restructuration des entreprises publiques  », «  l'incitation à l'investissement privé  » - les mêmes euphémismes qui ont ravagé l'Amérique latine dans les années 1980. Il s'engage à «  désengager l'État  » de «  centaines d'entreprises inefficaces  », à convier les grandes compagnies pétrolières étrangères dans la ceinture de l'Orénoque et à «  réintégrer le système financier international  ». En langage clair  : livrer la souveraineté nationale à Wall Street. Ses conseillers parlent de «  stabilisation macroéconomique  » - le code du FMI pour désigner l'austérité - et «  d'ouverture aux marchés mondiaux  », autrement dit  : baisse des salaires, privatisation des soins de santé et vente aux enchères des infrastructures publiques aux investisseurs étrangers.

La composante sociale du plan sonne comme un oraison funèbre de l'État‑providence bolivarien. La santé et l'éducation doivent être «  modernisées  » par des systèmes de bons, des schémas d'assurance et des partenariats public‑privé. L'école gratuite et la santé universelle, parmi les plus grandes conquêtes de l'ère Chávez, seraient remplacées par les lois du marché. Même les programmes alimentaires et les retraites sont réimaginés comme des «  opportunités pour le secteur privé  ». En somme, c'est la même architecture néolibérale qui, il y a une génération, a condamné l'Amérique latine à la dépendance, reconstruite aujourd'hui sous la bannière du «  renouveau  ».

Et pourtant, Machado appelle cela «  la paix  ». Une paix bâtie sur la privatisation, achetée au prix du démantèlement de ce qui reste de la révolution. Son programme de gouvernement imagine le Venezuela non comme une république souveraine, mais comme un condominium d'entreprise  : dirigé par des technocrates, surveillé par des financiers, administré pour l'exportation. C'est le pendant intérieur de la politique étrangère de Washington : un Venezuela recolonisé, arrimé au dollar américain et endetté au FMI, un Venezuela «  ouvert aux affaires  », mais fermé à son propre peuple.

Le cycle se referme

Aujourd'hui, le prix Nobel de la paix boucle la boucle. Les mêmes puissances occidentales qui ont plongé le Venezuela dans la crise lui remettent maintenant une médaille à celle qui les avait suppliées de le faire. Les mêmes banques qui ont gelé les avoirs du pays financent aujourd'hui la fondation qui paie son prix. C'est poétique, d'une manière morbide  : une économie circulaire de la moralité impériale. Ils pillent les nations au nom de la démocratie, puis décorent leurs collaborateurs au nom de la paix. C'est l'équivalent politique du blanchiment du sang avec des gants de velours.

La carrière de Machado n'est donc pas une anomalie, mais un symptôme. Elle incarne ce qui se produit lorsque la bourgeoisie périphérique fusionne avec la bureaucratie impériale, lorsque l'élite locale cesse de se faire passer pour nationale et devient sous‑traitante du capital étranger. Sa «  paix  » n'est pas l'absence de guerre, mais la victoire de la privatisation. Sa «  démocratie  » ne porte pas sur le vote, mais sur les marchés. La véritable révolution qu'elle défend est la restauration de l'ordre néolibéral  : un monde où le pétrole appartient aux multinationales, où les riches vivent derrière des murs, et où l'on dit aux pauvres d'attendre que la liberté leur parvienne, goutte à goutte. Voilà la «  paix  » que Oslo applaudit.

Mais la révolution vénézuélienne, aussi ébranlée qu'elle soit, continue de vivre. Sa plus grande victoire est sa survie. À travers les blocus et les coupures d'électricité, les tentatives de coup d'État et les campagnes de propagande, elle a refusé de mourir. L'empire peut fabriquer ses saints de la subversion, mais il ne peut tuer la mémoire d'un peuple qui a appris à se gouverner lui‑même. Et c'est cela, au fond, qui les effraie  : que la paix, un jour, signifie justice plutôt que soumission  ; souveraineté plutôt que silence. Pour l'heure, ils distribuent des prix à leurs fidèles serviteurs. Mais l'Histoire tient ses propres comptes et elle n'oubliera pas qui se tenait avec l'empire, et qui se tenait avec le peuple.

La paix comme contre‑insurrection

Tout empire a ses missionnaires. Certains portent des fusils  ; d'autres, de la rhétorique. Le Comité Nobel appartient à cette seconde catégorie - les missionnaires de l'anesthésie morale. Sa fonction n'est pas d'arrêter les guerres, mais de façonner la manière dont nous les percevons  ; non pas de prévenir la violence, mais de nous faire croire que nous restons civilisés pendant qu'elle sévit. À l'ère du techno‑fascisme, voilà ce qu'est devenue la paix  : une opération psychologique, une campagne visant à transformer la résistance en pathologie et la soumission en vertu. Quand María Corina Machado reçoit un prix de la paix, ce n'est pas une erreur  ; c'est le système qui se félicite d'avoir converti le langage de la libération en grammaire de l'obéissance.

Dans le dictionnaire impérial, la paix ne signifie pas l'absence de conflit. Elle désigne la victoire de ceux qui écrivent les lois, possèdent les banques et contrôlent les satellites. Elle désigne le silence qui s'installe lorsque la rébellion a été écrasée et la pauvreté normalisée. L'empire parle de la paix comme un gardien de prison parle de l'ordre, comme d'une condition de contrôle. Ses soldats portent des «  règles d'engagement  »  ; ses économistes portent des «  ajustements structurels  ». La fonction est la même  : discipliner les pauvres, extraire leur travail, et garantir que la richesse du monde continue de couler vers le haut.

Le prix Nobel est l'un des instruments les plus efficaces de la guerre douce impériale. Il fabrique le consentement moral. Chaque distinction devient un titre de presse, un passage dans les manuels scolaires, une page d'histoire réécrite en temps réel. Kissinger, Obama et maintenant Machado  : trois visages différents d'un même projet - convaincre le monde que la domination impériale peut être bienveillante. Derrière les discours et les séances photo se tient une armée de think tanks, d'ONG et de cabinets de communication dont la mission est de transformer les crimes de l'empire en devoirs de civilisation. Leurs armes sont des adjectifs  : «  démocratique  », «  humanitaire  », «  réformiste  », chacun minutieusement calibré pour déguiser l'occupation en action humanitaire.

Le prix de la paix décerné à Machado s'insère parfaitement dans cette machine. Elle est la «  révolutionnaire acceptable  »  : assez rebelle pour inspirer les gros titres, assez docile pour protéger le capital. Son visage sur la scène d'Oslo est de la propagande incarnée  : la preuve que la collaboration peut être sanctifiée et que la contre‑révolution peut se vendre comme du courage. C'est la même formule utilisée jadis pour blanchir les dictateurs  : leur donner une éducation occidentale, les envelopper de slogans féministes et les laisser prêcher le salut par le marché à ceux qu'ils affament. Ce que les bombes n'ont pas pu accomplir, le branding s'en chargera.

C'est ainsi que l'empire mène ses guerres modernes. Les drones et les sanctions ne sont qu'une moitié du tableau. L'autre, c'est le contrôle du récit, la bataille pour la légitimité. Chaque blocus économique vient accompagné d'un communiqué de presse sur la «  restauration de la démocratie  ». Chaque coup d'État est suivi d'un hashtag. Chaque crime est enseveli sous une avalanche de langage moral. Le prix Nobel de la paix en est le sceau doré, apposé au bas du communiqué, certifiant que l'opération fut «  humanitaire  » depuis le départ.

Mais les opprimés ont la mémoire longue. Ils savent qu'une paix imposée d'en haut n'est qu'une guerre par d'autres moyens. Ils savent que derrière chaque «  processus de paix  » se cache un programme de privatisation, derrière chaque «  transition  », un transfert du pouvoir des pauvres vers les riches. Le peuple vénézuélien vit cette réalité depuis des années. Il a vu le mot «  dialogue  » servir de diversion, les «  négociations  » de sabotage, les «  droits humains  » de prétexte à l'asphyxie. Il comprend que la véritable paix ne peut venir de ceux qui tirent profit de sa souffrance. Elle doit être arrachée, organisée et défendue, non pas dans les salons d'Oslo, mais dans les barrios, les usines et les champs.

Ainsi, lorsque l'empire applaudit Machado comme artisane de paix, il s'applaudit lui‑même, son appareil de propagande, son architecture financière, son pouvoir de définir la réalité. Mais sous cette rhétorique polie, une autre paix germe  : une paix née de la résistance, construite par ceux qui refusent de plier le genou. C'est la paix des pauvres qui refusent de mourir en silence, la paix des colonisés qui réapprennent à parler en leur nom propre. Face à la fausse paix de l'empire, ils édifient quelque chose d'infiniment plus dangereux  : la solidarité. Et aucun prix, aucune propagande, aucune cérémonie impériale ne pourra la neutraliser.

La paix des vivants

La survie du Venezuela est un miracle discret, du genre que les empires feignent de ne pas voir. Depuis plus de deux décennies, il a enduré tout ce que les nations les plus puissantes du monde pouvaient lui infliger  : siège économique, sabotage politique, cyberattaques, invasions de mercenaires et propagande incessante. Et pourtant, la Révolution bolivarienne respire encore. Son rythme bat dans les coopératives, les conseils communaux, les quartiers où l'on continue à partager le peu qu'on possède. Cette endurance est la véritable paix que l'empire redoute, une paix née non de la reddition, mais de la défiance collective.

Lorsque les médias impériaux qualifient le Venezuela d'«  État failli  », ce qu'ils veulent dire, c'est que le Venezuela a refusé d'échouer pour Wall Street. Le peuple a refusé de privatiser ses rêves ou de vendre sa souveraineté au plus offrant. Ce refus, simple, obstiné, profondément humain, est ce qui fait enrager l'empire. Car dans un monde où tout a un prix, le simple fait de tenir bon devient révolutionnaire. Il met à nu le mensonge selon lequel l'histoire appartiendrait aux puissants. Il rappelle au monde que la paix de l'empire n'est qu'une forme de guerre, et que la lutte des pauvres est une forme de paix.

Jorge Arreaza écrivit un jour  : «  Votre coup d'État a échoué. Votre stratégie brutale s'est brisée contre la dignité d'un peuple vénézuélien libre.  » Ces mots pèsent du poids de la survie. Toute la machine impériale - ses dollars, ses drones, ses diplomates - n'a pas réussi à soumettre un peuple qui croit encore à son droit d'exister. Ce n'est pas une utopie  ; c'est de la résilience. Et c'est plus révolutionnaire que tous les discours prononcés dans les palais de marbre. Car cela prouve que, même lorsqu'ils contrôlent le récit, les colonisateurs ne contrôlent pas l'issue.

Voilà le véritable sens de la paix bolivarienne  : non pas l'absence de conflit, mais la présence de la dignité. C'est une paix qui pousse à travers la lutte, celle des travailleurs qui maintiennent la lumière allumée malgré les blocus, des paysans qui reconstruisent la terre après les sanctions, des mères qui nourrissent leurs enfants alors que l'empire tente de les réduire par la faim. C'est une paix faite de persévérance. Une paix qui refuse que les pauvres disparaissent en chiffres dans une statistique. Une paix qui affirme que la souveraineté n'est pas une récompense remise à Oslo, mais un lien vivant entre un peuple et la terre qu'il défend.

Le Comité Nobel ne peut pas comprendre cette paix parce qu'elle ne se monétise pas. Elle n'a ni logo ni plaque de donateurs. Elle n'est gérée par aucune ONG, ni surveillée par aucun think tank. Elle ne peut être imposée par le FMI ni protégée par l'OTAN. Elle naît d'en bas, brute, non lucrative, indomptable. C'est la paix de ceux qui ont tout perdu et refusent pourtant de se perdre les uns les autres. C'est la paix des pauvres, des colonisés, des insoumis.

L'histoire ne s'écrit pas avec des récompenses, mais avec l'endurance. Et l'histoire retiendra ceci  : pendant que l'empire couronnait une traîtresse, le peuple vénézuélien gardait sa révolution vivante. Pendant qu'ils remettaient des médailles à des mercenaires, les pauvres continuaient de bâtir des écoles, de semer, de s'entraider. Le monde acclamera peut‑être Machado aujourd'hui  ; mais l'avenir, lui, saluera celles et ceux qui lui ont résisté. Car la seule paix qui vaille la lutte, c'est la paix des vivants, non pas le silence de l'empire, mais le chant d'un peuple qui a refusé de mourir.

Traduction  Bernard Tornare

Source en anglais  Weaponized Information

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