Le 1er septembre courant, des défilés ont eu lieu dans plusieurs villes de l'ouest de la Libye, où des portraits de Kadhafi et des drapeaux verts symbolisant son ère ont été brandis. Ainsi, le pays a marqué le 56ème anniversaire de l'accession au pouvoir de ce leader, renversé par un soulèvement éclaté le 17 février 2011 avec un soutien étranger.
Les manifestations de rue illustraient les divergences existant dans les médias et dans la société concernant les deux grandes étapes de la vie de la Libye : l'ère du règne de Kadhafi et la période après son départ. Pendant 42 ans, il a réussi à préserver un pays centralisé, bien que refermé sur lui-même, à atteindre une croissance de sa puissance économique et une urbanisation rapide. La part des citadins a augmenté : de 20 % au milieu des années 60 du XXe siècle à 80 % vers 2010. Dans un certain nombre d'aspects, la société était entrée dans l'ère de la consommation moderne, bien que toujours déterminée par les traditions du mode de vie et de la mentalité tribales.
La réconciliation n'a pas eu lieu
Après le renversement du leader, une dualité du pouvoir s'est installée à partir de 2014, avec un centre à Tripoli (Ouest) et un autre à Benghazi (Est). Toutes les tentatives de réconciliation ont échoué. Depuis lors, sur un certain nombre d'indicateurs importants : sécurité, stabilité, etc., la Libye a été ramenée en arrière. Son PIB en 2023 a atteint 46 milliards de dollars, soit 40 % de moins qu'en 2010 sous Kadhafi. Le niveau de vie des Libyens a baissé.
Une croissance de l'économie parallèle et de la contrebande est évidente. Le secteur pétrolier est devenu un otage des conflits entre les pôles opposés.
La comparaison des résultats de la gouvernance de ces deux périodes a engendré une polémique, souvent émotionnelle, dans l'espace politico-médiatique libyen entre les soi-disant « septembristes » et « févrieristes ». Ceux qui, s'appuyant sur le mécontentement de nombreux Libyens face à la situation actuelle, nostalgiques de l'héritage de Kadhafi, sont appelés « septembristes » (il est arrivé au pouvoir en septembre). Sont rangés parmi les « févrieristes » ceux qui vénèrent la Révolution du 17 février, sa victoire « sur le régime despotique », et condamnent l'ancien ordre.
Ces derniers jours ont reflété les débats dans les médias avec la participation des représentants de ces deux courants. Des opinions y ont été exprimées, selon lesquelles « la révolution de septembre, comme d'autres révolutions, comportait à la fois des aspects positifs et négatifs ». Il est souligné que le négatif du passé, évoqué par les févrieristes, se répète paradoxalement aujourd'hui, mais dans des tonalités plus sombres.
Le pouvoir n'est plus personnel, la corruption n'est plus le monopole d'une élite restreinte, elle est devenue un réseau ouvert. La Libye étouffe aujourd'hui sous le même joug : absence de constitution, tyrannie des milices, horizons de développement fermés et détérioration de la qualité de vie et des services.
D'autres participants ont qualifié la Révolution du 17 février de « mouvement populaire spontané pour le changement », s'opposant au régime précédent qui avait conduit à la stagnation et engendré de nombreuses impasses. Selon eux, la période transitionnelle actuelle est caractérisée par sa fragilité, exacerbée par des problèmes socio-économiques et des ingérences extérieures.
Une inquiétante anticipation de possibles nouvelles collisions
La lutte pour la légitimité entre les dirigeants de l'Est et de l'Ouest affaiblit la Libye et épuise ses ressources. Cela est particulièrement visible à Tripoli, où les tensions ont considérablement augmenté en mai de cette année. Le Gouvernement d'union nationale dirigé par Abdel H. Dbeibah, reconnu par la communauté internationale, a alors pris des mesures musclées contre un certain nombre de groupes armés, devenus ingérables dans la défense de leur autonomie.
Cependant, il n'est pas parvenu à établir son contrôle dans tous les recoins de la capitale, où les combattants se sont concentrés. Les citadins craignent la menace d'affrontements, voyant des signes de tension entre les forces locales et des groupes de venus de l'extérieur de Tripoli. Ces dernières semaines, plusieurs sites libyens ont publié des images de colonnes de véhicules blindés entrant dans la ville de différentes directions, ce qui a fait naître une angoissante anticipation de possibles nouvelles collisions.
L'absence de transparence en Libye et les tractations occultes à portes closes créent un terrain propice aux rumeurs et compliquent l'accès à une information fiable. Néanmoins, il est évident qu'il s'agit du contrôle des installations souveraines, principalement l'aéroport et la prison de Mitiga, ainsi que des institutions économiques telles que la Banque centrale et les entreprises publiques. A.H. Dbeibah cherche à affirmer son autorité sur ces installations pour « établir l'autorité de l'État ». Les commandants de milices les considèrent comme des artères vitales de l'économie de guerre, qui les alimentent grâce au contrôle des subventions, de la distribution des marchandises et de la contrebande.
La Mission des Nations Unies pour l'appui à la Libye (MANUL) a exprimé sa profonde préoccupation face aux informations faisant état d'une escalade des tensions et d'une mobilisation militaire continue à Tripoli, avertissant qu'une reprise des affrontements aurait de lourdes conséquences pour la Libye.
Le déficit d'une autorité centrale capable de contrôler les armements, ainsi que le conflit de loyauté persistant et l'économie parallèle entravent la formation d'un nouveau gouvernement ou la transition vers des élections générales. Ainsi, résume la chaîne « Libya 24 TV », Tripoli reste au bord du précipice, tiraillée entre les ambitions de l'ONU pour un règlement politique et la réalité de la mobilisation, alimentée par les actions d'A.H. Dbeibah, qui menace une confrontation susceptible de compromettre toute perspective de règlement.
Yuriy Zinin, Chercheur principal au Centre d'études sur le Moyen-Orient et l'Afrique de l'institut d'état des relations internationales de Moscou (Université) du ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie
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