Le sommet des BRICS de 2025 à Rio de Janeiro a marqué un tournant en géopolitique mondiale, offrant ce que beaucoup ont qualifié de vision exceptionnellement unifiée et affirmée, capable de remettre en cause la suprématie traditionnelle de l'Occident.
Le communiqué final du sommet a dépassé les attentes, proposant une feuille de route précise pour des réformes économiques, sécuritaires et institutionnelles, positionnant les BRICS non plus comme un simple forum, mais comme « une coalition déterminée à redéfinir la gouvernance mondiale ».
Un monde post-occidental en formation
À l'origine, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) se sont considérablement élargis : l'inclusion récente de l'Indonésie et l'établissement de partenariats avec des pays comme Cuba, Nigeria, Vietnam, Kazakhstan ou Biélorussie renforcent le bloc. Désormais, les BRICS représentent plus de 42 % de la population mondiale et environ 41 % du PIB mondial en parité de pouvoir d'achat, avec des projections dépassant les 50 % d'ici à 2030.
La déclaration de Rio a mis en avant des initiatives majeures : la Déclaration des dirigeants sur la gouvernance mondiale de l'IA, un cadre sur le financement climatique, et des formulations pro-palestiniennes plus fortes que jamais dans un document des BRICS. Surtout, la création des Garanties multilatérales du BRICS (BMG) et les progrès vers un système de paiement transfrontalier témoignent d'un virage sérieux vers l'autonomie financière et la dé‑dollarisation.
Comme l'avait souligné le sherpa brésilien des BRICS, Mauricio Lyrio, avant le sommet : « Nous ne sommes pas contre, nous sommes pour le développement, le multilatéralisme, l'équilibre et la justice sociale. » Cette posture traduit l'ambition des BRICS de se présenter non comme une alliance anti-occidentale, mais comme une alternative post-occidentale. Néanmoins, la menace de Trump d'imposer une surtaxe de 10 % à l'ensemble des pays amis des BRICS - et jusqu'à 50 % à l'encontre du Brésil - motivée non par des considérations commerciales mais par des enjeux politiques et judiciaires internes visant à protéger son allié Bolsonaro, révèle que l'Occident interprète cette distinction bien différemment.
L'intervention de Trump - intervenue juste après la publication du communiqué final, à la fin du premier jour du sommet - est en soi la preuve que BRICS compte réellement. Mais la question principale reste : les BRICS comptent-ils vraiment pour le monde ? Et si oui, quelles attentes suscitent-ils ?
BRICS dans une perspective globale
Pour répondre à ces questions et élaborer une analyse véritablement globale, j'ai adressé un questionnaire écrit à des experts répartis sur plusieurs continents, dans le but d'offrir un regard multi-perspectival sur la trajectoire et l'avenir des BRICS. La recherche a réuni des voix venues de pays membres ou partenaires du bloc - Brésil, Inde, Russie, Iran, Vietnam, Émirats arabes unis - ainsi que des points de vue critiques extérieurs issus des Pays-Bas, du Royaume-Uni, d'Italie, de Turquie, d'Algérie, du Maroc, du Kenya et du Pakistan.
La diversité des contributeurs reflète l'impact mondial des BRICS, au-delà des seuls États membres, sur des nations confrontées à des questions d'autonomie stratégique, de diversification économique et de positionnement géopolitique dans un monde de plus en plus multipolaire. Des analyses centrées sur la durabilité au Brésil (Claudya Piazera) aux considérations institutionnelles en Russie (Andrey Kortunov), chaque perspective éclaire une facette de l'évolution complexe de ce bloc.
L'enquête a examiné cinq dimensions clés : attentes au niveau national, implications en gouvernance mondiale, stratégies de positionnement géopolitique, logiques multipolaires face à la bipolarité, et visions à long terme pour le futur du bloc. Ces axes incarnent les questions fondamentales que doivent se poser les décideurs du monde entier, alors que l'influence des BRICS croît parallèlement au retour d'une posture unilatérale et conflictuelle incarnée par Trump. Aujourd'hui, je me concentre sur la première dimension.
Brésil : leadership durable et défis de gouvernance
Du côté brésilien, Claudya Piazera - PDG de Smart8 ESG et ambassadrice de l'économie circulaire - examine l'engagement du Brésil dans les BRICS sous l'angle de la durabilité. « Le Brésil peut tirer un bénéfice significatif des financements d'infrastructures et de la coopération Sud‑Sud des BRICS - une voie vers un investissement plus durable dans l'agroforesterie, les énergies renouvelables et l'économie circulaire », explique‑t‑elle.
Cependant, l'analyse de Piazera met en évidence la tension entre les ambitions géopolitiques du Brésil et sa volonté de réforme institutionnelle, visant plus de transparence, de responsabilité environnementale et de crédibilité internationale. Ce dilemme reflète une dynamique plus large des BRICS : opportunités économiques associées à des défis de gouvernance. Le bloc promet autonomie diplomatique et soft power à travers les initiatives culturelles, technologiques et éducatives, mais se heurte à la résistance des conservateurs budgétaires et des militants écologistes soucieux des normes de transparence dans les pays partenaires.
Inde : un levier stratégique face à des asymétries économiques
Du côté indien, l'analyse de l'analyste géopolitique Musharraf Khan et de l'expert en études stratégiques Soumyajit Gupta met en lumière des calculs complexes autour des avantages réels de l'appartenance aux BRICS. Khan souligne que « les BRICS offrent à l'Inde une plateforme de levier stratégique, mais les bénéfices sont contrebalancés par de profondes contraintes structurelles ». Le défi le plus visible reste le déficit commercial croissant avec la Chine - plus de 85 milliards de dollars en 2024 -, qui soulève une question fondamentale : qui profite vraiment du bloc ?
Malgré ces déséquilibres, les experts indiens identifient plusieurs opportunités. Gupta évoque les « atouts multifacettes » de l'Inde, qui lui permettent de peser dans la trajectoire du groupe : présidence du G20, implication dans le Quad, et innovations numériques. Le succès de la fintech indienne pourrait servir de modèle pour moderniser l'architecture de paiement des BRICS, tout en soutenant une approche plus progressive de la dédollarisation, différente de celle, plus frontale, prônée par Pékin ou Moscou.
L'analyse indienne révèle une stratégie d'équilibrisme diplomatique : tirer parti des BRICS pour affirmer le leadership du Sud global, tout en préservant son autonomie stratégique et ses relations avec l'Occident. Comme le résume Khan : « L'Inde est non occidentale, mais pas anti-occidentale », ce qui maintient ses canaux ouverts, à condition que les BRICS restent ancrés dans des résultats concrets, et non dans une posture idéologique.
Russie : une plateforme pour un dialogue civilisationnel
Côté russe, les analystes Andrey Kortunov (Conseil russe pour les affaires internationales) et Georgy Toloraya (Comité national des BRICS) considèrent les BRICS comme un outil stratégique de dialogue et d'équilibrage mondial. Pour Kortunov, les BRICS peuvent promouvoir le commerce entre membres, mais aussi constituer « une plateforme unique pour articuler et harmoniser des visions non occidentales de la gouvernance globale ».
L'analyse russe reconnaît les tensions internes : « la diversité croissante du groupe entraîne des divergences, notamment sur les conflits en Ukraine ou à Gaza ». Néanmoins, Moscou voit surtout les BRICS comme un instrument de transformation de l'ordre mondial, en construisant des mécanismes commerciaux et financiers indépendants de l'Occident, en rupture avec les institutions dominantes.
Iran : un espoir économique sous crise interne
Du côté iranien, le chercheur et journaliste politique Amir Maghdoor Mashhood met en avant les limites d'un régime affaibli. « La République islamique traverse sa période la plus fragile depuis sa création », dit-il, évoquant une perte massive de légitimité et des sanctions économiques sans précédent. Dans ce contexte, les BRICS apparaissent avant tout comme une opportunité modeste d'oxygène économique.
Mais pour l'analyste, l'Iran, dans son état actuel, est peu en mesure de jouer un rôle significatif au sein des BRICS. Pour une partie croissante de la population - en particulier les Iraniens aspirant à un changement de régime -, l'adhésion à ce bloc est vue comme « marginale, voire contre-productive ».
Émirats arabes unis : diversification stratégique et influence régionale
Selon Dr Kristian Alexander de l'Institut Rabdan (Sécurité & Défense), l'engagement des Émirats dans les BRICS relève d'un calcul géopolitique raffiné. « Participer aux BRICS+ permet aux EAU de diversifier leurs partenariats mondiaux, de réduire leur dépendance aux institutions occidentales, et de renforcer les liens avec les économies dynamiques du Sud global », affirme-t-il.
Cette stratégie incarne le pragmatisme propre aux États du Golfe. Pour Alexander, l'adhésion aux BRICS agit comme une assurance géopolitique, équilibrant les relations avec les puissances émergentes et les partenaires traditionnels. Un atout particulièrement utile dans un contexte de reconfiguration rapide des dynamiques en mer Rouge, dans le Golfe et en Indo-Pacifique. Toutefois, les divergences entre membres (notamment Inde-Chine) pourraient limiter la capacité d'action des Émirats sur certaines priorités régionales ou internationales.
Vietnam : diversification dans un monde polarisé
Enfin, du Vietnam, Tam Pham (analyste en politiques publiques) et le président du think tank VietKnow présentent une vision réaliste mais stratégique. La participation du Premier ministre vietnamien au sommet de Rio illustre la volonté d'élargir et diversifier les partenariats au-delà des relations avec la Chine et les États-Unis.
Trois priorités émergent dans l'engagement vietnamien avec les BRICS : Renforcer la coopération multilatérale et réformer la gouvernance mondiale ; Encourager le libre-échange et l'intégration des chaînes d'approvisionnement ; Exploiter le potentiel de l'intelligence artificielle pour le développement communautaire, avec des normes éthiques et inclusives.
Perspectives européennes : équilibre précaire face aux pressions économiques
Depuis les Pays-Bas, l'analyste politique Wouter Timmers propose une lecture européenne mêlant lucidité et espoir. Pour lui, la coopération entre les BRICS et l'Union européenne pourrait permettre d'améliorer les rapports qualité-prix au niveau mondial, remettant potentiellement en question la domination économique des États-Unis. Il résume : « Si l'UE veut commercer sainement avec les BRICS, elle devra aussi renforcer son propre marché. Moins d'Amérique, plus d'Europe. »
Du côté britannique, le directeur du Global Weekly partage des préoccupations similaires. Le Royaume-Uni « a tout à gagner à diversifier ses partenariats économiques », surtout dans le contexte d'un gouvernement américain jugé imprévisible. Toutefois, il note que « si les BRICS renforcent leur autonomie économique, cela pourrait marginaliser les institutions financières et commerciales occidentales », un défi majeur pour Londres et ses partenaires.
En Italie, l'analyse de Leonardo Di Piazza est plus sobre. Il rappelle que l'Italie avait tenté de bénéficier des BRICS, mais en a été empêchée, notamment en raison de pressions américaines ayant conduit Rome à se retirer des accords de la Nouvelle Route de la Soie. Une illustration parfaite des difficultés européennes à exercer une véritable autonomie stratégique, prises en étau entre Washington et les divisions internes de l'UE.
En Turquie, le journaliste Celal Çetin résume l'approche d'Ankara par une volonté d'équilibre pragmatique : « La Turquie évite de prendre parti dans cette compétition entre pôles, tout en cherchant à jouer un rôle de facilitateur », malgré son appartenance à l'OTAN.
Afrique et Sud global : entre aspirations et réalités
Dans l'ensemble du Sud global, et particulièrement en Afrique, l'attrait pour les BRICS est fort. Mais le fossé entre l'ambition politique et la capacité institutionnelle demeure profond. Le cas de l'Algérie en est un exemple frappant : malgré une volonté claire d'adhésion, la candidature a été rejetée, révélant un écart entre les aspirations géopolitiques et les critères implicites du groupe.
Le journaliste Karim Fess, basé à Alger, insiste sur les chiffres : « Les BRICS représentent plus de 42 % de la population mondiale et 31,5 % du PIB mondial », offrant une alternative crédible aux institutions occidentales. Pourtant, l'absence d'adhésion à l'OMC, une industrie peu diversifiée et une forte dépendance aux exportations de matières premières ont joué contre l'Algérie.
Le Kenya, de son côté, adopte une approche plus stratégique. L'experte géopolitique Jasleen Gill avertit : « Le Kenya peut y gagner, mais seulement s'il négocie avec du levier, pas de la nostalgie. »
Elle résume ainsi le dilemme de nombreux pays africains :
« Sommes-nous réellement dans un monde multipolaire, ou naviguons-nous simplement entre impérialismes concurrents ? »
Alors que la Chine investit dans les corridors logistiques, que la Russie cherche des appuis sécuritaires, et que l'Inde courtise les partenariats numériques, le Kenya risque de devenir un pion stratégique plutôt qu'un acteur souverain.
Cette tension entre aspiration et contraintes se retrouve ailleurs. Au Maroc, Yassine El Bouchikhi, de l'Université Al Akhawayn, est sans détour :
« Le régime marocain n'a plus ni les moyens ni la souveraineté nécessaires pour s'émanciper de l'influence de l'Occident collectif. »
Malgré une opposition populaire massive (94 %) à la normalisation avec Israël, la politique étrangère du Maroc reste alignée sur les positions occidentales, qu'il s'agisse de reconnaître Juan Guaidó au Venezuela ou de fournir des tanks à l'Ukraine.
Le Pakistan, quant à lui, est confronté à un véritable paradoxe géopolitique. Bien que les BRICS puissent représenter une bouée de sauvetage économique, le veto probable de l'Inde - membre fondateur - bloque toute possibilité d'adhésion.
Khalid Mahmood, consultant en commerce agricole, explique :
« Les tensions indo-pakistanaises rendent l'entrée du Pakistan quasi impossible, malgré le rôle moteur que pourrait jouer la Chine. »
Même constat du côté du professeur Naik Wazir, de l'Université nationale de défense d'Islamabad : « Les BRICS pourraient offrir à Islamabad des financements alternatifs à ceux du FMI et de la Banque mondiale, via la Nouvelle Banque de Développement. Mais l'Inde opposera son veto. »
Ainsi, la proximité stratégique entre le Pakistan et la Chine n'efface pas la réalité diplomatique : le Pakistan reste en marge d'un groupe qui pourrait répondre à ses besoins les plus urgents.
Ces cas illustrent bien le défi majeur des BRICS aujourd'hui : comment élargir le groupe de façon inclusive, sans perdre en efficacité institutionnelle ? Et surtout, comment garantir que le monde multipolaire tant invoqué ne devienne pas un nouvel habillage pour des formes anciennes de dépendance ou d'exclusion ?
En somme, les analyses d'experts du monde entier convergent sur un point : les BRICS ne sont pas perçus comme un bloc idéologique, mais comme un outil de diversification stratégique.
Que ce soit au Kenya, en Algérie, au Maroc, au Pakistan ou au Vietnam, l'objectif commun reste le même : multiplier les options, éviter les dépendances et peser davantage dans un système international en mutation.
À suivre...
Ricardo Martins - Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique