16/07/2025 basta.media  9min #284303

Canal Seine-Nord : pourquoi ce projet est-il toujours contesté ?

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Pour ses défenseur·ses, il s'agit d'un projet écologique au fort potentiel économique. Ses opposant·es le qualifient plutôt d'inutile et écocidaire. Le projet du canal Seine-Nord, dans les cartons depuis une cinquantaine d'années, pourrait finalement voir le jour autour de 2032.

C'est un projet de voie navigable qui doit relier Compiègne, dans l'Oise, à Aubencheul-au-Bac, dans le Nord. Il constituerait alors un maillon supplémentaire d'un corridor fluvial plus vaste, reliant la Seine à l'Escaut, le fleuve qui dessert les grands ports de Dunkerque, Anvers, en Belgique, et Rotterdam, aux Pays-Bas, le plus grand port européen.

Long de 107 kilomètres et large de 54 mètres, le canal traversera 64 communes des Hauts-de-France. Pour finaliser le projet, il faudra construire sept écluses, dix quais, 62 ponts, trois ponts-canaux et quatre ports intérieurs. Des bateaux de grand gabarit, pouvant transporter plus de 3500 tonnes de marchandises, y circuleront. La promesse : développer l'économie locale tout en respectant l'environnement. À la tête du projet se trouve la Société du canal Seine-Nord Europe (SCSNE), un établissement public présidé par Xavier Bertrand, le président (droite) de la région Hauts-de-France.

Des élu·es, des habitant·es et des associations environnementales se battent depuis des années contre ce « mégacanal ». Ils et elles s'inquiètent de son impact sur la biodiversité et la ressource en eau, et estiment que les promesses de la société concernant la création d'emplois et la réduction du transport routier sont mensongères. Basta! fait le point.

Carte du projet du canal. © Société du canal Seine-Nord Europe

Où en est le chantier ?

Le projet du canal a été déclaré d'utilité publique en 2008. Les travaux ont débuté en octobre 2022 dans l'Oise, entre Compiègne et Passel. Désormais, les pelleteuses s'activent également dans le nord de la région : l'autorisation environnementale des autres secteurs du projet a été obtenue en août 2024, ce qui a permis à la SCSNE d'engager les travaux préparatoires en parallèle du lancement des marchés publics des travaux principaux.

Quelles retombées économiques faut-il attendre du canal ?

Avec la « compétitivité apportée par le fluvial », la SCSNE entend « pérenniser les activités des territoires et donc l'emploi » et « favoriser l'attractivité des territoires desservis pour des nouvelles implantations d'activités, notamment industrielles ».
La société estime que 6000 personnes seront mobilisées « au plus fort du chantier ». D'après elle, des acteurs économiques ont parlé de 15 000 emplois « dans les activités en lien avec le canal », une fois qu'il sera sa mis en service.

Les opposant·es n'y croient pas. « Une bonne partie des emplois seront des emplois liés à la logistique, c'est-à-dire des emplois sous-qualifiés, sous-payés et aux mauvaises conditions de travail », avance Lucy Schlumberger, membre de la coalition  Mégacanal non merci. D'après elle, les futurs emplois créés bénéficieront peu à la population locale, contrairement à ce qu'affirme la société du canal.

Les opposant·es remettent également en cause la rentabilité du projet. « Les prévisions de trafic pour le canal semblent totalement irréalistes », objecte un rapport reprenant leurs arguments. Dans son avis rendu en novembre 2022, l'Autorité environnementale affirme de fait que les estimations de la société du canal s'appuient « sur une prévision de croissance manifestement surévaluée ». La Cour des comptes européenne dresse le même constat. La société du canal conteste, arguant que faire circuler sur cet axe des bateaux pouvant transporter 3500 tonnes de marchandises « représente un saut qualitatif et quantitatif majeur pour la compétitivité du transport fluvial », ce qui lui permettra d'atteindre ses objectifs et d'aboutir à ses prévisions de trafic.

Comment peut-on être écolo et contre une voie fluviale ?

« Être pour le transport fluvial mais contre un canal, c'est un peu comme aimer les frites mais être contre la culture des pommes de terre », a philosophé Jean-Michel Michalak, élu UDI (Union des démocrates indépendants, centre droit) au conseil régional des Hauts-de-France,  lors d'un débat sur le canal en session plénière le 21 mars 2025. « On peut être pour le transport fluvial, mais pas à n'importe quel prix, lui a répondu l'élue régionale écologiste et secrétaire nationale des Verts Marine Tondelier. On est contre le gabarit de ce canal, ses impacts sur l'environnement et son coût démesuré. »

Selon l'Ademe, l'Agence de la transition écologique, le transport fluvial émet trois à cinq fois moins de CO2 que le même transport réalisé par camion. Un des objectifs affichés par la société du canal est de désengorger l'autoroute A1, qui relie Paris à Lille, et dont la file de droite est saturée par les camions. Vantant un projet écologique, elle affirme que le canal permettra de réduire de 10 % le volume de camions sur cet axe, et d'éviter ainsi 50 millions de tonnes de CO2 à l'horizon 2070.

Mais pour les opposant·es, le transfert modal ne se fera pas. Selon elleux, le canal fragilisera le fret ferroviaire, moins émetteur que le fluvial. Ils et elles se basent notamment sur  le rapport officiel Massoni-Lidsky, rendu en 2013, qui mettait en avant que 60 % du trafic du canal proviendraient de la route, et 40 % du rail.

Quels sont les impacts environnementaux du projet ?

« Le canal est habilement présenté comme un projet écologique, mais c'est un leurre », a dénoncé le conseiller régional insoumis Benoit Timarche lors de la séance plénière du conseil régional des Hauts-de-France du 21 mars. « C'est un beau projet sur le papier, mais c'est un projet du 20e siècle, a ajouté l'élu écologiste Alexandre Cousin. Nous sommes en 2025 et la catastrophe climatique doit nous amener à reconsidérer ce projet qui est devenu obsolète et dangereux. »

À l'heure où les sécheresses deviennent de plus en plus fréquentes et intenses, les opposant·es s'inquiètent de l'impact qu'aurait le canal sur la ressource en eau. La société du canal se veut rassurante en expliquant qu'aucun prélèvement ne se fera dans les nappes souterraines. Selon elle, le canal sera alimenté la majorité du temps par l'Oise. Dans les moments où le débit sera trop faible, l'eau proviendra d'une retenue d'eau de 14 millions de m3, soit 22 fois celle de la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), construite en prévision. Un rapport indépendant du Conseil économique, social et environnemental pointe la faible prise en compte des  pénuries d'eau à venir par le projet, pénuries qui pourraient éventuellement impliquer la construction d'une seconde retenue d'eau. Ce qui risque d'aggraver les tensions autour du partage de la ressource.

Le chantier aura également un impact important sur la biodiversité, avec la destruction de terres agricoles, de zones humides et d'écosystèmes abritant des espèces protégées. Sur ce point, la société du canal promet de mettre en place des compensations environnementales, avec la réalisation de plus de 1200 hectares d'aménagements écologiques afin d'atteindre « l'équivalence écologique ». Le canal vise même à « un accroissement de la biodiversité du territoire », vante l'entreprise. Pour les opposant·es, c'est du greenwashing, les compensations étant insuffisantes et inefficaces.

Combien ça coûte et qui va payer ?

En 2019, le coût prévisionnel du canal Seine-Nord Europe s'établissait à 5,1 milliards d'euros. Mais c'était avant la forte inflation qui a suivi. Alors que certain·es opposant·es parlent maintenant d'un coût de 7 à 8 milliards d'euros, la société du canal indique que « l'actualisation du coût du projet est en cours ». Le projet est financé par l'Union européenne, l'État et les collectivités territoriales locales. « Ces financements publics coûtent cher, alors qu'il n'y aura aucun bienfait pour la population, seulement des bénéfices privés », juge Lucy Schlumberger de Mégacanal non merci.

Où en est la lutte contre le projet ?

Même si les travaux sont entamés et que la société a reçu toutes les autorisations nécessaires pour mener à bien son projet, il subsiste des tentatives pour le freiner.  Un recours en justice a été déposé le 6 décembre 2024 devant le tribunal administratif d'Amiens par les associations Protection du territoire Seine-Escaut et Nord nature environnement, pour contester l'autorisation environnementale du projet.

Du côté politique, le conseiller régional Benoit Timarche a déposé une motion au conseil régional des Hauts-de-France afin de réclamer son arrêt définitif. Elle a été rejetée par 115 voix contre 12 et 3 abstentions, 32 élu·es n'ayant pas pris part au vote. Mégacanal non merci organise depuis plusieurs mois des réunions publiques le long du tracé pour « encourager les discussions et apporter des connaissances à la population et aux élus ». La coalition a notamment le soutien de collectifs et d'associations environnementales  comme les Soulèvements de la Terre et de syndicats comme la CGT et la Confédération paysanne.

Quelles alternatives à ce canal ?

« Nous partageons évidemment l'objectif de réduire le trafic routier au profit de modes plus durables », a expliqué la conseillère régionale écologiste Katy Vuylsteker devant le conseil régional le 21 mars. Comme les membres de Mégacanal non merci, elle propose de moderniser les voies d'eau existantes - le canal du Nord, de taille moyenne et sous-exploité, est sur le même tracé.

Les opposant·es défendent également le développement du fret ferroviaire, lui aussi sous-exploité. « À court terme, il s'agirait de rénover l'existant, résume Lucy Schlumberger. Ça coûte moins cher, ça détruit moins, et ça maintient les emplois existants. Et à long terme, il faudrait peut-être éviter de consommer, donc de transporter, autant de marchandises. »

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