28/04/2025 basta.media  17min #276295

L'Europe constitue-t-elle l'un des derniers îlots progressistes dans un monde en voie de trumpisation ?

Le bâtiment de la Commission européenne à Bruxelles.
Armand Gesquière (Hans Lucas)

Il y a 20 ans, le 29 mai 2005, les électeurs et électrices françaises étaient invitées à se prononcer par référendum sur le traité constitutionnel européen (TCE). Il n'y a plus eu de référendum national depuis. Il a suscité de vifs mais passionnants débats sur l'orientation que chacun et chacune souhaitait donner à l'Union européenne (UE), divisant au sein de l'ensemble des forces politiques, hormis l'extrême droite hostile à toute forme de construction européenne.

Le TCE a aussi profondément fracturé la gauche. Les opposants de gauche au TCE estimaient que, malgré l'intégration d'une charte européenne des droits fondamentaux, le texte gravait dans le marbre l'orientation néolibérale de l'Union (privatisation des services publics, dérégulation de la finance, concurrence sociale et fiscale entre pays membres, etc.) et, donc, qu'une « autre Europe » était souhaitable. Les partisans du « oui » considéraient que le cadre fixé par le traité comportait certes bien des défauts, mais que le contenu des politiques économiques et sociales européennes serait le fruit des rapports de force internes, entre gouvernements et Parlement européen.

Le « non » l'a finalement emporté, à plus de 54 %. Pour contourner ce résultat, le traité de Lisbonne, très similaire au TCE, était signé en 2007 entre gouvernements, sans consultation populaire. Depuis, le projet d'une « autre Europe possible » demeure toujours aussi nébuleux à gauche, même si plusieurs députés européens sont très actifs pour initier des politiques plus sociales et écologiques. Le contexte mondial a, lui, été profondément bouleversé. La montée en puissance de la Chine autoritaire, la militarisation de la Russie de Poutine et la « trumpisation » des États-Unis font-elles de l'Europe, malgré ses imperfections, un îlot encore relativement progressiste et tolérant dans un monde de brutes ? Entretien sur ce sujet avec Philippe Marlière, professeur de sciences politiques.

Basta!  : Dans un monde en voie de « trumpisation » avancée, que représente aujourd'hui l'Union européenne, à vos yeux ? L'essor des autoritarismes parmi les plus grandes nations - Poutine en Russie, Modi en Inde, Erdogan en Turquie, etc. - fait-il de l'UE, par contraste, l'un des derniers îlots progressistes capables de résister ?

Philippe Marlière : On a souvent une appréciation plus mesurée de l'Union européenne en période de crise. Cela avait été le cas lors de deux dernières grandes crises - celle des subprimes en 2008, puis  celle du Covid - pendant lesquelles l'Europe a joué un rôle stabilisateur plutôt positif, en évitant que l'économie ne plonge et en prenant des mesures de santé publique qui ont connu de bons résultats.

L'UE assure tout de même une forme de protection quand la conjoncture tourne mal, certes souvent avec un temps de retard, avec des ratés et des imperfections. Cela conduit à nuancer le regard critique que l'on peut porter sur elle, qui est souvent négatif à gauche.

Philippe Marlière

Philippe Marlière est professeur de sciences politiques au University College de Londres. Spécialiste de la social-démocratie, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont récemment  Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray (Textuel, 2024), co-signé avec Philippe Corcuff.

DR

Il y a des raisons de critiquer l'UE, par ailleurs : elle a fait trop peu pour la défense des travailleurs et des salariés, trop peu pour la défense des libertés publiques, elle gère le problème migratoire de façon souvent scandaleuse, etc. Les derniers grands traités - Maastricht, Amsterdam, Lisbonne - ont créé un cadre institutionnel et politique qui rend particulièrement compliquée la mise en place de politiques de redistribution de gauche.

Mais aujourd'hui s'ouvre une nouvelle période de crise, politique et géopolitique, avec la guerre en Ukraine et l'essor des autocraties dans le monde. Avec l'élection de Donald Trump aux États-Unis, il n'est pas galvaudé de parler de processus de fascisation, car Trump tente de s'affranchir de l'État de droit et de remettre en cause les libertés publiques fondamentales. Dans ce contexte, je fais maintenant partie de ceux qui, à gauche, refusent de tourner définitivement le dos à l'UE. Dans les périodes où les choses vont mal, on s'aperçoit que sans l'UE, les choses pourraient aller encore plus mal.

Ce « soutien critique » traduit-il que l'Union européenne a parfois pu se révéler plus sociale et démocratique qu'on ne le pensait ? Ou simplement que la gauche s'est finalement résolue à se plier au modèle libéral, comme une sorte de moindre mal ?

Ni l'un ni l'autre. Je crois surtout qu'on a trop tendance à vouloir voir dans l'UE autre chose que ce qu'elle est réellement, à savoir un reflet prolongé des rapports de force nationaux. Le problème de la gauche - je parle de cette gauche qui souhaite rompre avec les politiques ordolibérales des cinquante dernières années -, c'est qu'elle ne veut s'engager dans le projet européen que s'il apporte immédiatement un mieux par rapport au niveau national. Je dois admettre que cette façon de voir a longtemps été la mienne.

Mais si l'on se retrouve aujourd'hui avec une Europe aussi peu humaniste, aussi conservatrice et ordolibérale, c'est parce que ces mêmes forces sont dominantes au niveau national ! Il est logique que cette domination se transpose ensuite au niveau européen.

Ce n'est pas « la faute de l'Europe » comme on l'entend souvent dire : l'UE n'est pas une créature ex nihilo, elle s'est construite et agit selon la volonté des gouvernements nationaux. Aucune grande décision ou politique publique européenne ne peut être prise sans l'assentiment des États membres. Sans eux, l'UE que l'on connaît aujourd'hui n'aurait jamais vu le jour.

Face à cela, il existe deux options : soit on se bat pour changer cette UE en commençant par remporter des victoires au niveau national, en essayant de s'investir davantage dans les élections européennes pour avoir davantage d'élus de gauche. Soit on considère qu'on ne peut pas inverser la tendance, qu'on restera minoritaire, et qu'il convient donc de se recroqueviller sur des ambitions plus modestes au niveau national. Alors on peut décider de sortir de l'UE.

Il y a vingt ans, vous aviez voté et pris position publiquement en faveur du « non » au référendum sur le projet de traité constitutionnel européen. Pourquoi ?

Pour deux raisons, essentiellement : la première, c'est que j'étais profondément en désaccord avec ce traité. Il proposait notamment d'inscrire dans la Constitution des politiques que je trouvais inacceptables. En particulier la troisième partie du traité, qui incluait des politiques économiques qui n'étaient pas de gauche en leur donnant ainsi valeur constitutionnelle (libéralisation des services, interdiction des aides publiques ou des restrictions aux mouvements de capitaux et des déficits budgétaires, libre-échange, indépendance de la Banque centrale, refus de toute harmonisation sociale ou fiscale, etc.).

La deuxième, c'est que j'entrevoyais la possibilité d'une grande victoire politique en rejetant ce traité. Puisqu'il fallait l'unanimité de tous les États membres pour le ratifier, voter non, surtout dans l'un des pays fondateurs les plus importants de l'UE, tel que la France, c'était envoyer un message fort : les peuples européens refusent d'accepter cette orientation néolibérale.

D'une certaine façon, c'est bien ce qu'il s'est passé : en France, le « non » l'a emporté avec 55 % des voix, soit un score très net. Les Néerlandais nous ont imités, juste après. Mais cette « victoire » n'a rien changé dans les faits. Avec le traité de Lisbonne signé en 2007, on a compris que l'orientation ordolibérale de l'UE serait maintenue. L'UE a pris poliment acte du refus français et néerlandais, et a continué comme si de rien n'était !

Bien sûr, ceci n'est pas la faute de la gauche. Néanmoins, je pense que nous nous sommes un peu illusionnés sur la véritable portée de ce « non ». Nous avons surévalué la nature de ce vote, en estimant qu'il s'agissait d'un vote de rupture de gauche. Dans ces 55 %, il y avait aussi un contingent de souverainistes-nationalistes et d'extrême droite : Dupont-Aignant, Philippot, Asselineau, le Front national.

À mon sens, on a largement sous-estimé l'influence de ces soi-disant « souverainistes », qui sont aujourd'hui les derniers en France à soutenir un « Frexit » - la gauche radicale, elle, a abandonné ce mot d'ordre depuis le Brexit. Avec le recul, je crois que le vote « non » était politiquement plus hétérogène que nous ne le croyions en 2005, et donc moins clairement de gauche.

Aujourd'hui, referiez-vous le même choix ?

Non. Depuis, il y a eu la crise grecque et le Brexit, qui ont tous deux démontré l'aspect périlleux d'une sortie de l'UE. On ne peut pas franchement accuser Aléxis Tsípras [Premier ministre grec de 2015 à 2019, issu du parti de gauche Syriza, ndlr] et Yánis Varoufákis [ancien ministre des Finances de Tsípras, ndlr] d'être des sociaux-démocrates. Leur expérience au pouvoir montre cependant qu'il est très difficile pour un petit pays comme la Grèce de s'extraire du marché européen, a fortiori dans la situation sociale et économique aussi désastreuse qui était  celle de la Grèce en 2015.

On peut regretter que Syriza ait cédé à l'ultimatum des institutions européennes et du FMI car cela a provoqué des années d'austérité et de pauvreté dont le pays est loin d'être sorti. L'alternative d'une sortie de l'UE aurait certainement été bien pire, car elle aurait assurément provoqué un chaos financier, économique et social. C'est un risque que Tsipras n'a pas voulu prendre, et on peut le comprendre.

Quant au Brexit, il a globalement été synonyme de régression économique, de recul des droits citoyens et de la protection sociale, ainsi que de restriction au mouvement des personnes. Contrairement à ce qu'avaient promis les souverainistes de droite et d'extrême droite, le Brexit n'a pas apporté davantage de souveraineté populaire ou de redistribution des richesses.

À vrai dire, je ne trouve aucun côté positif au Brexit, qui a de surcroît profondément divisé les Britanniques autour de questions « empoisonnées » comme l'immigration ou un nationalisme nostalgique de l'Empire. J'ai suivi la campagne du Brexit depuis le Royaume-Uni où j'habite.

En réalité, il y a eu très peu de soutien à gauche en faveur d'un « Lexit » [contraction de leftist (gauche) et exit (sortie), ndlr], c'est-à-dire une sortie de l'UE nourrie par des arguments de gauche. Aucun syndicat britannique ne s'est prononcé en faveur du Brexit. Jeremy Corbyn [ancien leader de la gauche du Parti travailliste, ndlr], connu pour être eurosceptique, était contre également.

Le Brexit a été une campagne d'extrême droite, qui a gagné sur la base d'arguments d'extrême droite. Il a offert une rampe de lancement au Reform Party de Nigel Farage, l'équivalent du RN en France, et légitimé un peu plus encore les discours racistes et xénophobes. Tout cela m'a fait réfléchir, et m'amène à être beaucoup plus nuancé qu'il y a vingt ans.

L'envie de quitter l'UE ne serait donc que la manifestation d'une idéologie conservatrice ou réactionnaire ? Autrement dit, on ne saurait être de gauche et défendre une sortie de l'UE ?

Le Lexit était une illusion. Je comprends qu'on puisse penser que la sortie de l'UE est la voie à suivre dès lors que celle-ci ne semble pas réformable et qu'elle ne permet pas de mener des politiques sociales, écologiques, démocratiques - c'est un raisonnement pertinent, dans l'absolu. Mais l'enjeu est le suivant : est-ce qu'une sortie de l'UE permettrait d'améliorer la situation et de se donner les moyens d'un combat pour davantage de redistribution, de protection sociale et écologique, etc. ?

C'est sur ce point précis que j'ai changé d'avis. Cela me semble une erreur politique de conclure qu'il faut sortir de l'Europe pour reconstruire une France de gauche. Dans l'état actuel du rapport de force politique en France, en Europe et dans le monde, une sortie fragiliserait davantage la gauche dans ses combats nationaux qu'elle ne la renforcerait.

Dans un autre registre, je suis attaché à l'idée d'une citoyenneté européenne, que je considère comme un des rares objectifs progressistes du moment - puisqu'on ne dépassera probablement pas le capitalisme dans un futur proche. On sait que dans les faits, cette citoyenneté est largement d'ordre symbolique. Néanmoins, en plus d'être français, je me sens aussi européen, notamment sur le plan culturel et géopolitique. Plutôt que la politique du « tout ou rien », dominante à gauche et qui est synonyme de pessimisme et de découragement, essayons de défendre et de renforcer ce qu'il y a de positif dans ce que nous avons construit : l'État de droit, la liberté d'expression et de croyance, certaines réformes sociales...

Dans le contexte actuel, incertain et inquiétant, ces acquis sont précieux. L'Europe est une utopie à portée de main, elle existe déjà - pas toujours en des termes qui nous plaisent, certes, mais elle existe bel et bien. Il y a d'ailleurs quelque chose d'assez ironique à ce qu'une gauche qui aime se présenter comme internationaliste se montre aussi peu intéressée par la construction européenne.

Mais peut-on encore scander qu'« une autre Europe est possible » pour reprendre l'un des célèbres slogans de l'époque ?

Encore faut-il se donner les moyens de proposer effectivement un autre modèle, ainsi qu'un plan d'action politique pour l'atteindre - et si possible dans une période relativement courte, il ne s'agit pas de se donner 30 ou 50 ans pour y parvenir... La gauche a toujours bien su analyser et théoriser ce qu'elle souhaitait dans l'absolu. Dans les années 2010, plusieurs travaux académiques séduisants portant sur une sortie de l'UE ont été publiés - je pense, par exemple, aux travaux de Cédric Durand et d'autres chercheurs [voir notamment  En finir avec l'Europe ?, La Fabrique, 2013, ndlr].

Ces analyses étaient largement justifiées. Je pensais à l'époque que l'idée de sortie de l'UE méritait d'être étudiée sérieusement. Mais où en est-on, aujourd'hui ? Ce n'est pas suffisant de critiquer : comment s'y prendrait-on en cas de Frexit ? Ce qui m'intéresse en tant que politiste, c'est de réfléchir aux rapports politiques réels, et non fantasmés. Dans quelle mesure un Frexit serait-il aujourd'hui envisageable et même souhaitable ?

Prenez la dernière campagne pour les élections européennes, en France : quel déficit incroyable d'imagination, et aussi de volonté ! On a parlé de tout sauf d'Europe. Il n'y avait aucun intérêt sur le fond, aucune proposition concrète. Les élections européennes restent perçues par la plupart des partis comme un moyen de pourvoir des postes aux cadres du parti.

Sans engagement politique réel et sérieux avec l'UE, telle qu'elle se présente, la gauche se condamne à l'impuissance. J'ai parfois l'impression que l'Europe, à gauche, est une sorte de patate chaude qu'on se repasse sans cesse : on affirme avec force pourquoi on ne l'aime pas, mais on change immédiatement de sujet car on ne semble pas avoir de stratégie politique pour tenter de la changer.

Le référendum sur le TCE avait fait l'objet de très vifs débats au sein de la gauche française à l'époque, divisée entre les tenants du « oui » et du « non ». Vingt ans plus tard, la question européenne est-elle toujours l'objet d'une véritable « fracture » entre deux gauches ?

Si vous m'aviez posé la question il y a dix ans, je vous aurais répondu « oui, à l'évidence, il y a une vraie fracture à gauche sur cette question-là ». Il y avait alors une production intellectuelle importante qui nourrissait de vifs débats, avec un courant radical qui échafaudait une critique virulente de l'UE, déclarée responsable des politiques économiques et sociales néfastes au sein des États membres.

Aujourd'hui, ce clivage s'est atténué, cela ne me semble plus être un enjeu aussi majeur. Cela ne veut pas dire que la fracture n'existe plus, mais c'est davantage de l'ordre du refoulé. Entretemps, il y a eu le Brexit, l'élection de Trump, et les nouveaux dangers géopolitiques qui ont relégué l'UE au second plan. De fait, dans la période de crise actuelle, peu de personnes à gauche continuent de taper sur l'UE.

Prenez la question de la défense européenne et du réarmement : traditionnellement, une partie de la gauche y est très réticente, pour ne pas dire opposée, pour des raisons tout à fait valables par ailleurs - c'est l'idée que le réarmement ne doit pas se faire au détriment des dépenses sociales, ou encore le discours de paix considérant que l'acte même de réarmer porte en lui la guerre.

Mais aujourd'hui, la situation est tellement tendue que la gauche fait preuve de retenue. Il y a une forme de pragmatisme qui oblige à mettre en sourdine certaines idées ou croyances traditionnelles. La réalité, c'est qu'on a pensé jusqu'au dernier moment que Poutine n'attaquerait pas l'Ukraine. Or, il l'a fait, la guerre perdure depuis trois ans, et la présidence isolationniste de Trump rend la situation internationale encore plus dangereuse et incertaine. Parler de réarmement, dans ces circonstances, n'est peut-être pas totalement idiot...

Après le référendum du 29 mai 2005, il y a eu le départ de Mélenchon du Parti socialiste, puis l'émergence du Front de gauche et de la France Insoumise : considérez-vous que cet événement a contribué à reconfigurer durablement le camp de la gauche française ?
Cela a été un moment de refondation pour toute la gauche européenne, pas seulement en France. La question européenne a agi comme un révélateur de l'effondrement de la social-démocratie, et le déclencheur, en réponse, d'un nouveau projet politique, plus radical.

À la fin des années 1990, au moment de « l'Europe des quinze », une douzaine de pays était gouvernée par des partis sociaux-démocrates. Il y avait là une occasion historique de marquer une rupture avec le néolibéralisme. Mais qu'en ont-ils fait ? Rien, ils se sont coulés dans le moule dominant.

Cette occasion manquée a coûté très cher à la social-démocratie, elle a montré qu'elle ne pouvait pas ou ne voulait pas réorienter l'UE dans une direction plus émancipatrice pour les peuples. En France, Mélenchon l'a très bien compris. Jusqu'alors, c'était un socialiste républicain qui assumait une ligne politique réformiste. Il quitte le PS en 2008 lorsqu'il réalise qu'il est voué à y demeurer minoritaire.

La question européenne a en quelque sorte permis de faire redécouvrir la radicalité à toute une frange de la gauche. Le problème, c'est que cette « gauche du non » n'a pas su se structurer par la suite, elle n'a jamais existé autour d'un mouvement organisé et unifié.

Il y a eu l'hypothèse d'une candidature commune, en 2007, avec le mouvement des Collectifs unitaires, autour de José Bové, mais cela n'a finalement pas abouti. On en revient au même problème : cette gauche a su s'opposer à cette Europe-là pour de bonnes raisons, mais elle n'a pas su construire un projet alternatif suffisamment solide, ensuite.

La campagne autour du référendum avait donné lieu à de vifs débats d'idées au sein de l'espace public. Au fond, cela n'a-t-il pas constitué la dernière grande « effervescence politique », intellectuelle et populaire, avant l'avènement des réseaux sociaux ?

Absolument, je partage tout à fait cette analyse. Il faut se remémorer l'ambiance : le texte de la Constitution s'était bien vendu ! Les gens l'achetaient malgré un contenu pour le moins austère et compliqué, et organisaient ensuite des groupes de lecture pour l'analyser et en débattre ! C'était un moment éminemment politique, un moment d'espoir aussi, d'une certaine façon. Il y avait une volonté collective de réfléchir à un avenir commun.

Souvenez-vous du tour de France entrepris par Gérard Filoche (ancien inspecteur du travail), Jacques Généreux (économiste) et Marc Dolez (ancien député PS), pour défendre un « non socialiste » : ce trio avait connu un vrai succès, les salles étaient pleines, on aurait dit un groupe de rock en tournée ! [86 meetings au total, en deux mois, du 29 mars 2005 au 29 mai, jour du vote, ndlr]. Ce fut un grand moment de débat populaire, dans une atmosphère relativement apaisée.

Effectivement, à l'époque, il n'y avait pas encore les réseaux sociaux, c'étaient encore les balbutiements d'Internet. Il est difficile de ne pas faire un lien avec la profonde dégradation du débat public que l'on observe, depuis. Je pense que les réseaux sociaux sont une des raisons de l'affaissement intellectuel de la gauche.

Ce sont des bulles à produire du clash et à invisibiliser les personnes qui veulent se coltiner la complexité du monde en offrant des solutions nuancées. Les réseaux sociaux instaurent un mode d'échange reposant sur des slogans, des chicaneries, voire des insultes. Ceci crée un climat délétère qui abaisse la politique et la personnalise. Cette situation ne peut que favoriser les bateleurs populistes et l'extrême droite.

 Barnabé Binctin

Journaliste, orienté écologie (et) politique, avec quelques tropismes assumés autour de la montagne, de l'Inde, ou du football. Pour Basta, je réalise notamment des enquêtes et des grands entretiens. Après avoir co-fondé Reporterre, je collabore désormais avec le groupe So Press (Society, So Foot, So Film, etc.) et Le Parisien Magazine, dans le cadre de reportages en France et à l'étranger.

 basta.media

newsnet 2025-04-28 #14737

😂😂😂
le coin le plus pourri de la terre