24/04/2025 journal-neo.su  8min #275879

 Célébrations du 9 mai : les Européens ont donné des «instructions très claires» aux pays des Balkans candidats à l'Ue

Le Jour de la Victoire approche : l'Europe va-t-elle célébrer ?

 Ricardo Martins,

Quatre-vingts ans après la défaite de l'Allemagne nazie, l'Europe fait face à un dilemme : comment - et où - commémorer le Jour de la Victoire sans déformer l'histoire ? Alors que Moscou prépare son traditionnel défilé, l'Union européenne appelle ses alliés à ne pas y participer - mais cette position ne risque-t-elle pas, à son tour, de réécrire le passé ?

À l'approche du 9 mai 2025, le monde s'apprête à célébrer le 80ᵉ anniversaire de la chute du régime nazi et de la libération de l'Europe. Mais cette année, le Jour de la Victoire, célébré comme toujours à Moscou par une parade militaire grandiose, est devenu une ligne de fracture diplomatique.
Pour l'Union européenne, se souvenir du passé ne se limite plus à un devoir de mémoire : c'est un choix politique aux conséquences très actuelles. L'Europe doit-elle commémorer la défaite du fascisme aux côtés de la Russie ? Ou bien la participation à la célébration moscovite reviendrait-elle à légitimer un régime en guerre contre l'Ukraine ?

Qu'est-ce que le Jour de la Victoire - et pourquoi est-il si important ?

Le Jour de la Victoire commémore la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, marquée par la capitulation sans condition de l'Allemagne nazie dans la nuit du 8 mai 1945. Pour les Européens, il symbolise la libération d'un des chapitres les plus sombres du XXe siècle - marqué par le génocide, la dictature et la destruction de masse. La mémoire de cette date constitue un pilier fondateur de l'identité européenne d'après-guerre, indissociable des leçons de l'antifascisme, de la réconciliation et du multilatéralisme.

Se souvenir du 8 mai n'est donc pas un simple exercice historique : c'est un acte civique et moral. Alors que les derniers survivants disparaissent, la mémoire collective devient le seul rempart contre l'oubli des dangers que représentent l'extrémisme idéologique, la terreur d'État et le militarisme.

L'Union soviétique a joué un rôle décisif dans la défaite du régime nazi. Ses troupes sont entrées dans Berlin et ont pris le contrôle du quartier général nazi le 2 mai 1945. Le peuple soviétique a subi le plus lourd tribut : environ 27 millions de morts, civils et militaires - bien plus que tout autre pays allié. Le front de l'Est fut le théâtre le plus sanglant du conflit, et l'Armée rouge a été un acteur déterminant dans la chute d'Hitler.

Pourquoi le 8 mai en Europe et le 9 mai en Russie ?

La reddition de l'Allemagne nazie fut signée tard dans la soirée du 8 mai 1945. Mais en raison du décalage horaire, il était déjà le 9 mai à Moscou. C'est pourquoi la Russie et plusieurs pays de l'ex-URSS célèbrent le Jour de la Victoire un jour plus tard que les pays occidentaux. En Russie, il s'agit d'une fête nationale sacrée - un jour de deuil et de fierté pour les 27 millions de victimes soviétiques de la guerre.

En Europe occidentale, le 8 mai est une journée plus sobre, marquée par des cérémonies officielles et silencieuses, loin du faste militaire des parades russes. Ces dernières décennies, l'UE a aussi accordé un poids symbolique croissant au 6 juin - le jour du Débarquement - pour mettre en avant le rôle des Alliés occidentaux dans la libération de l'Europe.

Pourquoi l'UE déconseille-t-elle de célébrer à Moscou ?

Le 14 avril dernier, lors d'une conférence de presse à l'issue d'une réunion des ministres des Affaires étrangères des États membres de l'UE et des pays candidats, la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, a adressé un message sans ambiguïté : les pays aspirant à rejoindre l'UE ne doivent pas assister aux commémorations du 9 mai à Moscou.
« Nous avons été très clairs : nous ne souhaitons pas que des pays candidats à l'adhésion participent à ces événements », a-t-elle déclaré, en précisant que toute entorse à cette position « ne serait pas prise à la légère » par l'UE.

Le message visait en particulier les pays des Balkans occidentaux engagés dans des négociations d'adhésion, ainsi que la Serbie et la Slovaquie. Parallèlement, des diplomates ukrainiens ont appelé les dirigeants européens à commémorer la journée à Kyiv, positionnant l'Ukraine comme le véritable défenseur actuel des valeurs européennes face à l'agression russe.

L'UE est-elle en train de réécrire l'histoire en évitant Moscou ?

C'est là que le débat se complique. Certains critiques estiment qu'en boycottant le Jour de la Victoire à Moscou, l'UE risque de minimiser - voire d'effacer - le rôle déterminant de l'Union soviétique dans la défaite de l'Allemagne nazie. L'Armée rouge fut décisive dans la libération d'Auschwitz, la prise de Berlin, et la libération de nombreux pays d'Europe de l'Est - au prix de pertes humaines colossales.

Depuis plusieurs années, l'approche de l'UE à l'égard des contributions soviétiques est de plus en plus prudente, voire politisée. En 2019, le Parlement européen a adopté une résolution plaçant sur un pied d'égalité le régime nazi et l'URSS stalinienne quant à leur responsabilité dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, à cause du pacte Molotov-Ribbentrop. Bien que fondée sur des faits historiques, cette résolution a été perçue par certains historiens comme une simplification excessive et une démarche politiquement orientée, qui brouille le rôle de libérateur joué par l'URSS en le confondant avec celui d'agresseur.

En janvier 2024, le Parlement européen est allé plus loin encore en adoptant une résolution en faveur d'une nouvelle « culture européenne partagée de la mémoire », priorisant une lecture commune à l'échelle européenne plutôt que des narrations nationales. Selon ses détracteurs, cette approche risque de gommer la complexité historique et de transformer l'histoire en outil politique.

Cela profite-t-il aux révisionnismes d'extrême droite ?

Certains commentateurs estiment que prendre de la distance avec la mémoire de la victoire soviétique sur le nazisme risque d'alimenter, involontairement, les récits portés par les extrêmes. Dans plusieurs pays d'Europe de l'Est, des monuments à la mémoire des soldats soviétiques ont été démantelés. En Ukraine, la Russie accuse les bataillons nationalistes - tels qu'Azov - de glorifier des collaborateurs nazis de la Seconde Guerre mondiale, comme Stepan Bandera.

En interdisant aux États membres et aux pays candidats à l'adhésion de participer aux célébrations à Moscou, l'UE s'aligne-t-elle sur une mémoire sélective qui passe sous silence certaines vérités dérangeantes ? Ou adopte-t-elle une position morale contre la guerre que mène aujourd'hui la Russie en Ukraine ?

La réponse est loin d'être simple. D'un côté, la rhétorique du Kremlin sur la « dénazification de l'Ukraine » a été largement rejetée par les capitales occidentales. De l'autre, l'Europe ne peut pas non plus se permettre de blanchir son propre passé - souvent complexe -, qui comprend des régimes collaborationnistes en France, en Hongrie, en Croatie et ailleurs, ainsi que la contribution immense de l'Union soviétique à la défaite du fascisme.

Ce n'est pas le Débarquement, mais bien le Jour de la Victoire qui marque l'effondrement final du Troisième Reich. La prise de Berlin par les troupes soviétiques fut l'événement militaire décisif qui mena à la capitulation sans condition de l'Allemagne nazie.

Que pensent les Européens ?

L'opinion publique apparaît divisée. Certains citoyens estiment, à l'image de l'universitaire YB, que la contribution de l'Armée rouge mérite d'être reconnue « avant toute autre », indépendamment des politiques actuelles du Kremlin. D'autres, comme un commentateur britannique, avertissent qu'une telle reconnaissance, dans le contexte actuel, reviendrait à célébrer aux côtés de Vladimir Poutine, ce qui serait moralement incohérent au vu du caractère autoritaire de son régime et de ses actions militaires en Ukraine.

Pendant ce temps, des voix issues des deux extrémités du spectre politique accusent l'Occident d'hypocrisie historique - soit en négligeant les sacrifices soviétiques, soit en instrumentalisant l'histoire à des fins géopolitiques.

Quels sont les dangers - et les pistes d'avenir ?

Le plus grand danger ne réside pas seulement dans l'amnésie historique, mais dans l'instrumentalisation de l'histoire - quand elle devient un outil de validation politique ou d'exclusion. Lorsque la mémoire partagée se fragmente en récits nationaux ou en agendas géostratégiques, l'Europe risque de perdre à la fois sa boussole morale et son unité.

Plutôt que de réécrire ou d'effacer l'histoire, l'Europe devrait en assumer toute la complexité : honorer à la fois l'Armée rouge - qui a conquis la capitale nazie et subi les pertes humaines les plus lourdes - et les Alliés occidentaux ; affronter les vérités inconfortables ; et réaffirmer son opposition à toutes les formes de totalitarisme, passées comme présentes.

Alors que l'Europe commémore les 80 ans de la fin du régime nazi, la vraie question n'est peut-être pas nous célébrons - mais comment nous nous souvenons. Et surtout, si nous le faisons avec honnêteté, humilité et intégrité historique.

Reconnaître le Jour de la Victoire - y compris à Moscou - pourrait être un geste d'équilibre et de réconciliation historiques, à condition de ne pas retomber dans les logiques idéologiques de la guerre froide.

Ricardo Martins - Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique

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