14/04/2025 reseauinternational.net  8min #274848

Roumanie : Piégés par une définition

Le texte qui suit a été écrit par Patrick André de Hillerin, qui est un journaliste d'investigation bien connu en Roumanie, il a notamment participé activement à l'aventure de Academia Catavencu, hebdomadaire satirique extrêmement dynamique de sa création en 1990 ou 1991 jusqu'à sa «disparition» en 2004... Ensemble nous avons organisé les 3 premiers Raids de solidarité Bucarest-Dakar «Cu Papucii prin desert», un partenariat entre Academia Catavencu et la Protection de l'Enfance du Sénégal, Ministère de la Justice.

Patrick est de nationalité roumaine, apparemment ses ancêtres ont quitté la France à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle.

Traduction de l'article en français assurée par mon fils et moi-même et validée par Patrick...

Gérard Luçon

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Piégés par une définition

par Patrick André de Hillerin

Le seul argument, le seul bouclier de ceux qui applaudissent le déraillement de la démocratie roumaine et soutiennent que ce qui se passe depuis octobre 2024 est naturel et démocratique, est une définition.

«En Roumanie, il n'y a pas eu de coup d'État», disent-ils,«parce que ce qui s'est passé en Roumanie ne correspond pas à la définition du coup d'État».

Case closed.

La définition a sauvé la démocratie. Avançons triomphalement, sans dévier de notre chemin pro-européen. Nous avons une démocratie solide, dont nous pouvons défendre l'honneur avec une feuille de papier si transparente qu'on voit à travers elle toute la misère d'un système profondément corrompu. Gloire !

Le problème est qu'il n'existe pas une seule définition du coup d'État, tout comme il n'existe pas un seul type de coup d'État.

Ensuite, si le coup d'État réussit, il ne sera jamais appelé «coup d'État» dans l'historiographie officielle du pays où il a eu lieu. On trouve toujours des dénominations alternatives, tant que ceux qui écrivent l'histoire sont ceux qui ont profité du coup : «insurrection armée antifasciste et anti-impérialiste», «révolution», «révolution de la dignité», etc., etc. Des dénominations audacieuses et retentissantes seront toujours trouvées.

L'une des thèses de ceux qui soutiennent qu'il n'y a pas eu de coup d'État en Roumanie affirme que ceux-ci (les coups d'État) ne peuvent être que violents ou soutenus par des forces armées. Ce qui est faux. Un coup d'État n'implique pas toujours l'effusion de sang ou la violence, et les coups d'État ne sont pas toujours menés par des personnes armées ou soutenues par des personnes armées. Si nous avons accepté, il y a des dizaines d'années, qu'il existe des révolutions de velours (sametová revoluce en tchèque, nežná revolúcia en slovaque, The Velvet Revolution ou Gentle Revolution en anglais), nous pouvons avoir l'ouverture linguistique et intellectuelle d'accepter que tous les coups d'État ne sont pas militaires et n'ont pas tous lieu uniquement en Amérique du Sud ou en Afrique.

Il existe des coups d'État sans effusion de sang, mais réalisés sous la pression des forces armées, comme le coup d'État de Napoléon du 18 brumaire, tout comme il existe des coups d'État précédés d'effusions de sang, mais qui ne sont ni menés par l'armée ni sous la pression de l'armée. Un tel coup d'État est la destitution du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, le 22 février 2014, par la Rada ukrainienne. Pour l'instant, comme l'Ukraine est dirigée par les continuateurs des bénéficiaires de ce mouvement, on ne parle pas d'un coup d'État, mais de la victoire de la «Révolution de la dignité», mais c'est exactement à cela que nous avons eu affaire alors, il y a 11 ans : un coup d'État hybride, précédé de mouvements de rue soldés par 121 morts et 2100 blessés, soutenu non par l'armée mais par des acteurs étatiques. Ce qui s'est passé exactement le 22 février 2014 porte le nom, dans la littérature spécialisée, de «Constitutional Coup» ou «Constitutional Coup D'État». C'est ce que Seumas Milne a  écrit dans The Guardian en avril 2014. Milne a été, entre octobre 2015 et avril 2020, directeur de la stratégie et de la communication du Parti travailliste britannique, donc pas vraiment un inconnu, ni juste un simple journaliste, ni, quand même, un travailleur dans un garage.

Et nous en sommes arrivés au modèle de coup d'État commencé avec la Décision n°2 du 5 octobre 2024 de la CCR, poursuivi avec la Décision n°32 du 6 décembre de la même CCR et toujours en cours.

Cela s'appelle un «coup d'État constitutionnel» et se définit ainsi :

«Un coup d'État constitutionnel a lieu lorsqu'une personne ou un groupe prend le pouvoir politique d'une manière compatible avec la constitution de son pays, contrairement à un coup d'État traditionnel violent, souvent en exploitant les lacunes ou ambiguïtés de ladite constitution. Les auteurs de coups d'État constitutionnels exploitent leur pouvoir politique pour obtenir plus de pouvoir, semi-légalement. Les coups constitutionnels peuvent être effectués de nombreuses façons, notamment en supprimant les limites de mandat ou d'âge, en modifiant les règles électorales pour empêcher les candidats adverses ou en reportant les élections».

Comme bibliographie pour l'étude des coups d'État constitutionnels, je recommande les auteurs et ouvrages suivants : Kim Lane Scheppele - «Constitutional Coups and Judicial Review : How Transnational Institutions can Strengthen Peak Courts at Times of Crisis (With Special Reference to Hungary)» - 2014  bit.ly ; Katja Newman - «Constitutional Coups : Advancing Executive Power in Latin American Democracies» - 2011  bit.ly ; Marco Oved - «The art of the constitutional coup» - 2015 ; Bruce Ackerman - «Anatomy of a Constitutional Coup» - 2001  bit.ly, et la liste pourrait être bien plus longue.

«Les coups d'État constitutionnels sont souvent facilités par des institutions démocratiques faibles et par l'absence de «culture démocratique» au sein des pays. Les coups constitutionnels impliquent souvent des parlements volontaires et participatifs, et les modifications des limites de mandat sont souvent accompagnées d'autres modifications constitutionnelles destinées à affaiblir l'opposition politique et à assurer des victoires électorales», affirme John Mukum Mbaku dans son ouvrage «Threats to democracy in Africa : The rise of the constitutional coup» de 2020.

Les coups d'État constitutionnels sont considérés comme une apparition relativement récente dans le phénomène politique mondial, c'est pourquoi ils n'apparaissent pas dans les dictionnaires du siècle dernier consultés par les négationnistes du coup d'État en Roumanie, ni dans les préfaces dont Bănescu nourrit sa vaste inculture démocratique.

Pourquoi pouvons-nous dire qu'en Roumanie a eu lieu un coup d'État constitutionnel ?

Eh bien, parce qu'un groupe de personnes déjà au pouvoir a exploité des ambiguïtés législatives et constitutionnelles pour empêcher des adversaires politiques d'accéder au pouvoir de manière démocratique.

En Roumanie, le coup d'État constitutionnel a été donné précisément par l'intermédiaire de la Cour Constitutionnelle qui a exploité à l'extrême les dispositions de la loi 370/2004 pour l'élection du président de la Roumanie, s'attribuant des pouvoirs, des attributions et des rôles qu'elle n'a ni légalement ni constitutionnellement.

La première dérive a eu lieu lorsque la CCR a interdit la candidature de Diana Șoșoacă sans que les dispositions légales ou constitutionnelles permettant une telle interdiction soient remplies. La CCR a pris le rôle d'instance judiciaire, ce qui est illégal et, implicitement, inconstitutionnel.

Puis, le 6 décembre 2024, la CCR a fait le second pas illégal et inconstitutionnel : elle s'est autosaisie pour donner une décision que personne n'a osé lui demander formellement et qu'elle n'avait plus non plus le droit de donner à ce moment-là. Tout d'abord, l'auto-saisine est illégale, elle n'est prévue ni dans la Constitution ni dans la loi organique régissant le fonctionnement de la CCR. Ainsi, en premier lieu, la décision n°32 du 6 décembre 2024 de la CCR est prise dans l'illégalité.

Deuxièmement, la CCR se substitue à nouveau à une instance judiciaire sans être une instance judiciaire et décide d'annuler les élections sans qu'il y ait eu au préalable une décision judiciaire établissant définitivement et irrévocablement que les élections présidentielles (leur premier tour, plus précisément) auraient été fraudées. D'ailleurs, la fraude électorale est le seul motif pour lequel on peut annuler, légalement et constitutionnellement, les élections en Roumanie. Ni le 6 décembre 2024 ni aujourd'hui, alors que j'écris, c'est-à-dire le 3 avril 2025, il n'existe la moindre preuve de fraude électorale. Ce que le Parquet tente, tardivement, de faire dans le cas de Bogdan Peșchir est, malgré l'infraction invoquée, relatif à la campagne électorale voire, encore plus absurde, à la période avant la campagne électorale, période qui n'est pas réglementée et durant laquelle tous les compétiteurs ont fait ce qu'ils voulaient (voir la campagne d'affichage pour le livre de Ciucă).

De même, par les décisions de l'année dernière (n°2 du 5 octobre 2024 et n°32 du 6 décembre 2024), la CCR a habilité le BEC à approuver ou à rejeter des candidatures sans se baser sur des décisions judiciaires définitives. Or, la CCR ne peut pas faire cela, la CCR n'a pas le droit de modifier des lois, c'est l'attribut exclusif du législateur. Et si la CCR n'est pas et ne peut pas être une instance judiciaire, le Bureau Électoral Central l'est encore moins.

Ainsi, les décisions du BEC de 2025 de rejeter les candidatures de Șoșoacă et Georgescu sont illégales, car la CCR n'avait pas le droit légal de modifier la loi 370/2004 dans le sens de la modification des attributions du BEC.

Si vous êtes arrivés jusqu'ici et si vous avez la capacité intellectuelle minimale de comprendre le mot écrit, vous pouvez observer que tous les éléments constitutifs d'un coup d'État constitutionnel sont réunis.

Vous pouvez ne pas être d'accord, vous pouvez avoir vos propres arguments pour contredire ce que j'ai écrit, mais vous ne pouvez pas ignorer les faits et vous n'avez pas non plus le droit de demander, par exemple, la suppression de ce matériel des réseaux sociaux.

Concernant les expressions que Monsieur le théologien Bănescu ne comprend pas, qui dérangent le violoncelliste Valentin-Alexandru Jucan, concernant les expressions que beaucoup d'autres personnes nient, certaines d'entre elles de bonne foi, j'ai une demande : mettez à jour vos lectures et définitions !

En Roumanie, un coup d'État a eu lieu et est toujours en cours ! Constitutionnel certes, mais bien un coup d'État.

Le texte original est paru sur la page facebook de Patrick et a aussi été diffusé par Activenews...

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