Par Patrick Lawrence, le 8 avril 2025
L'Allemagne est la preuve que le continent renonce à ses honorables traditions sociales-démocrates et adopte, avec le zèle du converti, le néolibéralisme de l'anglosphère.
Le premier d'une série d'articles sur l'Allemagne.
Parmi les nombreuses choses dites - judicieuses, sages, parfois stupides - à l'annonce des résultats des élections nationales allemandes le dimanche 23 février au soir, la plus marquante à mes yeux a été le cri de joie du nouveau chancelier de la République fédérale.
"Nous avons gagné !", a déclaré Friedrich Merz devant ses soutiens à Berlin alors que les sondages à la sortie des urnes, qui se sont avérés exacts, donnaient à l'Union chrétienne-démocrate conservatrice la plus grande part des voix.
Merz est l'une de ces personnalités politiques qui ont tendance à parler avant de réfléchir, et personne ne semble avoir pris cette envolée comme autre chose que la déclaration d'un vainqueur exubérant le soir des élections. Voyons cela.
Pour moi, les trois mots de Merz sont le reflet d'une nation en crise : une politique et une économie en plein marasme, un leadership sans perspective, un malaise généralisé, des fractures de plus en plus profondes entre les 83 millions d'Allemands, l'incapacité de l'Allemagne, disons, à se parler à elle-même ou même à comprendre ce que signifie dire "Nous avons gagné".
Le "nous" de Merz, homme de peu d'esprit, désigne la CDU, qu'il dirige, et son partenaire de longue date, l'Union chrétienne-sociale. Mais quelle notion étriquée de la victoire est-ce là pour quelqu'un qui prétend être non seulement un dirigeant national, mais européen ?
La CDU/CSU n'a pas obtenu tout à fait 29 % des voix, juste assez pour former une nouvelle coalition gouvernementale. Soit 71 % des électeurs allemands qui n'ont rien gagné.
Le "nous" du nouveau chancelier - pour en venir directement à la signification plus générale des élections allemandes - devrait tous nous alerter en Occident, et pas seulement en Allemagne, quand on voit où Merz et ses partenaires de coalition ont l'intention de gouverner la République fédérale.
Ils ont clairement exprimé leur intention radicale avant même que Merz n'entre officiellement en fonction. Il s'agit de démanteler la social-démocratie la plus évoluée d'Europe au profit d'un réarmement rapide et radical - choquant en soi compte tenu de l'histoire de l'Allemagne - et d'un retour aux hostilités incessantes et périlleuses de la guerre froide.
La rapidité de ce revirement semble avoir pris tout le monde de court : le lundi 1er avril, la Bundeswehr a commencé par stationner une brigade blindée en Lituanie, le premier déploiement à long terme de troupes allemandes à l'étranger depuis la Seconde Guerre mondiale.
L'histoire, que j'invoque tout au long de cette série, revient hanter cette mutation tel un fantôme.
Nombreux sont ceux qui ont vu dans la république d'après-guerre la promesse que le monde transatlantique pourrait prendre une nouvelle orientation, que l'Occident pourrait cultiver - pour faire court - une forme de démocratie plus humaniste, ou humanisée.
Dans les années 1960, Ludwig Erhard, ministre de l'Économie sous Konrad Adenauer, a façonné la soziale Marktwirtschaft, l'économie sociale de marché, un modèle très différent du fondamentalisme du libre marché que les États-Unis imposaient alors au monde.
Elle a notamment renforcé le pouvoir des syndicats et permis aux salariés de siéger aux conseils d'administration des entreprises, encourageant ainsi l'idée que la tradition sociale-démocrate de l'Europe pourrait enfin apprivoiser les dérives du capitalisme.
Ostpolitik
À la fin des années 1960, Willy Brandt, ministre des Affaires étrangères et plus tard chancelier social-démocrate, a développé sa célèbre Ostpolitik, qui a ouvert la République fédérale à ses voisins du bloc de l'Est et à l'Union soviétique.
Il s'agissait non seulement d'un rejet de cette vision binaire de la guerre froide prônée par Washington, mais aussi d'une réponse décisive à l'animosité russophobe qui a marqué l'histoire allemande pendant un siècle.
Connaître cet épisode historique, c'est reconnaître que les élections de février ont été une défaite d'une ampleur considérable qui s'étend bien au-delà de ce qui fut si récemment la nation la plus puissante d'Europe.
Friedrich Merz et ses associés de coalition - qui incluront un Parti social-démocrate qui a lamentablement répudié la tradition qu'il défendait autrefois - ont abandonné bien plus que le passé de la République fédérale.
Quiconque a nourri l'espoir que le continent puisse montrer la voie vers un monde plus harmonieux est quelque peu déçu aujourd'hui, avec une raison de moins d'espérer qu'un Occident erratique trouvera le moyen de sortir du cercle vicieux d'un déclin inéluctable.
Merz est un homme de contradictions, ce qui ne le distingue certes pas des politiciens centristes en Allemagne ou ailleurs en Occident. Il se distinguera désormais comme le dirigeant désespérément contradicteur du peuple allemand.
Sa responsabilité nationale la plus urgente est de relancer une économie que la coalition de néolibéraux dirigée par son malheureux prédécesseur, Olaf Scholz, a pratiquement poussée à la faillite. Installez-vous donc pour assister au déroulement de ce désastre annoncé.
Merz est un russophobe virulent - il est aussi véhément à ce sujet que n'importe quelle personnalité politique d'après-guerre, à ce qu'on m'a dit - et il est fermement déterminé à accentuer le soutien de l'Allemagne à la guerre en Ukraine.
Mais il est tout simplement impossible de relancer l'économie allemande sans que l'Allemagne ne décide de rétablir son interdépendance forte et tout à fait naturelle avec la Russie, notamment, mais pas seulement, sur le plan énergétique.
Le recours à des dépenses militaires d'un billion d'euros est un acte de désespoir politique indescriptible : son efficacité en tant que stimulant économique sera proportionnelle à la destruction de la social-démocratie allemande tout en - ne l'oublions pas - accablant le gouvernement sous le poids d'une dette énorme.
Quant à la folie de la guerre par procuration en Ukraine, initiée par les États-Unis, chaque engagement pris par le nouveau gouvernement en faveur d'un soutien continu au régime corrompu et nazi de Kiev (soutien financier, militaire, politique, diplomatique) aliénera une plus grande partie de la population allemande.
L'incapacité au changement
La situation précaire de l'Allemagne n'est que celle de l'Occident, mais en plus aigu : elle doit changer, elle doit trouver une nouvelle orientation - ses électeurs l'exigent - mais l'Allemagne, avec ses dirigeants actuels, ne pourra pas changer.
L'Allemagne est sans doute l'une des seules puissances occidentales à faire du surplace, et cette incessante alternance des centristes, comme on dit, n'est plus une échappatoire viable. La nation n'a tout simplement pas le temps de se permettre cela si elle veut éviter un déclin toujours plus rapide.
Un nombre impressionnant d'électeurs allemands ont basculé d'un parti à l'autre en février - ce phénomène s'appelle la migration des électeurs - dans ce qui ressemble à première vue à une partie de marelle perverse.
La plupart des électeurs qui ont abandonné les sociaux-démocrates - et ils étaient très nombreux, comme l'indique l'effondrement du soutien au SPD - ont rejoint soit la CDU/CSU (cette dernière étant enracinée dans la Bavière conservatrice et catholique) ou - croyez-le ou non - l'Alternativ für Deutschland (AfD), l'ennemi populiste et de droite des sociaux-démocrates au pouvoir depuis longtemps.
Le phénomène s'avère encore plus étrange, selon une analyse citée par un commentateur de la soirée électorale nommé Florian Rötzer :
"De nombreux membres de la CDU/CSU ont effectivement rejoint l'AfD, mais aussi, assez curieusement, Die Linke (La Gauche) et le BSW [le parti populiste de gauche Bündnis Sahra Wagenknecht]. Die Linke a gagné massivement, mais les anciens électeurs [Die Linke] ont basculé dans une moindre mesure vers l'AfD et dans une plus grande mesure vers le BSW".
Quant à Die Grünen, les Verts désormais caricaturaux - avec les sociaux-démocrates, les grands perdants du 23 février -, ils ont perdu des électeurs au profit de Die Linke, un mouvement assez prévisible, mais aussi de l'AfD.
Comment interpréter ce schéma illisible autrement que comme la manifestation d'un désespoir partagé ? Et maintenant, la coalition que Merz est sur le point de former avec les sociaux-démocrates trahit ce qui semble être une indifférence absurde à l'égard de ce que les électeurs allemands viennent de faire savoir.
Mais à mon avis, il faut y voir plutôt une manifestation de la peur des élites dirigeantes allemandes. Le SPD est tombé à la troisième place sur l'échiquier politique allemand, avec 30 sièges de moins au Bundestag que l'AfD. Mais ce dernier, désormais deuxième parti d'Allemagne, sera empêché de gouverner par le "pare-feu" antidémocratique que les centristes néolibéraux allemands ne semblent pas prêts à lever.
Pour résumer : le gouvernement qui s'est effondré l'automne dernier, une coalition de partis néolibéraux de centre-gauche dirigée par les sociaux-démocrates, sera désormais remplacé par une coalition de partis néolibéraux dirigée par les chrétiens-démocrates de centre-droit, qui ne manqueront pas d'inclure les sociaux-démocrates.
Ce sera une reproduction à l'identique de l'alliance extrêmement impopulaire qui a gouverné jusqu'en 2021. La version européenne de bonnet blanc et blanc bonnet n'a jamais semblé plus nette.
Bien avant les élections de février, alors qu'il était déjà clair qu'un leadership néolibéral inepte a déjà mis l'économie en péril par pure ferveur idéologique, des commentateurs de plusieurs tendances ont commencé à qualifier la République fédérale d'homme malade de l'Europe.
Nous pouvons faire mieux que ce cliché éculé : l'Allemagne est plus justement considérée comme la grande perdante de l'Europe.
Voici ce qu'a déclaré Patrik Baab, éminent journaliste et auteur allemand, dont les jugements sont d'une intégrité sans faille, je tiens à le préciser, le soir des élections :
"Les Allemands n'ont pas choisi la stagnation ce soir, mais le déclin. Un peuple se mène à sa propre perte. Nous allons maintenant subir davantage avec les mêmes orientations. Les élites européennes vont poursuivre leur politique belliciste. Le déclin économique va s'accentuer car l'économie a besoin d'énergie bon marché et donc de relations harmonieuses avec la Russie pour se redresser. Pour l'instant, on ne devrait voir aucun changement à ce niveau..."
J'ajouterais à la prise de position succincte de Patrik que, même si les Allemands vont droit vers leur perte, les centristes néolibéraux, immuables, marchent en tête du cortège.
L'Allemagne d'après-guerre était sans doute, sans hésitation, l'incarnation même de l'engagement profond de l'Europe en faveur d'une éthique sociale-démocrate, teintée de doctrine sociale chrétienne dans le cas de l'Allemagne, qui s'enracine dans le bouillonnement de la politique continentale du XIXe siècle.
La France et l'Allemagne incarnaient, chacune à leur manière, l'expression la plus claire de la distance prise par les Européens vis-à-vis du libéralisme anglo-américain, le néolibéralisme comme on appelle son héritier.
La place de l'individu était différente de part et d'autre de la Manche. La liberté passait par la politique, et non par l'affranchissement de celle-ci. Des limites étaient imposées aux opérations du capital. L'économie politique des Européens était, dans l'ensemble, d'un type plus humain.
Aujourd'hui, l'Allemagne illustre l'abandon des honorables traditions sociales-démocrates du continent et son adhésion, avec le zèle d'un converti, au néolibéralisme dont l'anglosphère a accablé le monde occidental.
Quand, pourquoi et comment l'idéologie néolibérale a-t-elle traversé la Manche - ou, plus probablement, l'Atlantique ? Je ne suis pas historien de l'économie, mais je me souviens avoir détecté cette migration idéologique durant la première décennie de l'après-guerre froide, alors que le triomphalisme américain battait son plein.
Il va sans dire que les crises financières de notre siècle ont consolidé la place des élites néolibérales du continent - celles que nous appelons austéritaires lorsque leur idéologie est transposée en politique.
Grâce à des amis proches et collègues, j'ai pu séjourner en Allemagne dans les mois précédant les élections de février. J'ai posé mille questions à diverses personnes dont les idées avisées m'ont été d'une grande utilité.
Et la question qui s'est imposée avec tant d'insistance est la suivante : comment l'Allemagne a-t-elle pu autant se détourner de ce qu'elle incarnait autrefois ? Cette question récurrente sera abordée de diverses manières dans mes prochains articles.
- Merci à Eva-Maria Föllmer-Müller et Karl-Jürgen Müller de Bazenheid, en Suisse, pour leur aide inestimable lors de la rédaction de cette série d'articles.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger depuis de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, conférencier et auteur, plus récemment de Journalists and Their Shadows, disponible chez Clarity Press ou via Amazon. Parmi ses autres ouvrages, citons Time No Longer. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré.