25/04/2025 arretsurinfo.ch  8min #276023

Vladislav Sourkov, architecte de l'ombre: Une plongée dans les arcanes du Kremlin

Par  Giuseppe Gagliano

Réalisation Le Lab Le Diplo

Dans l'ombre du Kremlin, où les intrigues se tissent avec une précision d'orfèvre, un homme a longtemps murmuré à l'oreille de Vladimir Poutine, façonnant non seulement son pouvoir, mais l'âme même de la Russie contemporaine. Vladislav Sourkov, personnage énigmatique et maître du secret, est bien plus qu'un simple conseiller : il est l'architecte du « poutinisme », ce système politique qui a érigé le président russe en tsar moderne, au centre d'une « verticale du pouvoir » implacable.

Pendant deux décennies, cet homme de l'ombre a orchestré les rouages d'un régime où la loyauté, la manipulation et l'ambition se mêlent dans une danse complexe. En lui donnant la parole, L'Express livre un éclairage rare et troublant sur les desseins impérialistes de Poutine, révélant, à travers les mots de Sourkov, les mécanismes d'un pouvoir qui continue de défier l'Occident et de remodeler les équilibres mondiaux. Mais qui est vraiment cet homme, et pourquoi son témoignage, dans le contexte actuel, résonne-t-il comme un avertissement ?

L'homme qui a façonné Poutine

Vladislav Sourkov n'est pas un nom qui fait les gros titres, et c'est précisément là sa force. Né en 1964 dans une région reculée de la Russie, d'un père tchétchène et d'une mère russe, il incarne une Russie plurielle, mais aussi fracturée. Son parcours, atypique, le mène des cercles artistiques bohèmes des années 1980 aux coulisses du pouvoir dans les années 1990, lorsqu'il devient un proche collaborateur de figures clés de l'ère Eltsine. C'est sous Poutine, cependant, qu'il trouve sa véritable vocation. Dès les années 2000, Sourkov devient l'idéologue officieux du Kremlin, celui qui théorise la « démocratie souveraine », un euphémisme pour un régime autoritaire drapé dans les habits de la légitimité électorale. Il est l'homme des concepts, celui qui donne une cohérence intellectuelle au projet poutinien : un État fort, centralisé, où le président incarne la nation tout entière, au-dessus des factions et des institutions.

Le « poutinisme », tel que conçu par Sourkov, repose sur une idée simple mais redoutablement efficace : le pouvoir doit être une mise en scène. À travers des partis politiques fantoches, des médias contrôlés et une rhétorique nationaliste savamment orchestrée, Sourkov a construit un système où l'opposition est neutralisée non par la répression brutale, mais par la manipulation des perceptions. Les élections deviennent des rituels, les débats publics des spectacles, et le peuple, un acteur passif dans une pièce écrite par le Kremlin. Cette « verticale du pouvoir », comme on l'appelle, place Poutine au sommet, intouchable, tandis que les élites, divisées et dépendantes, se disputent ses faveurs. Sourkov, avec son génie pour la stratégie et son sens aigu de la psychologie, a été le metteur en scène de ce théâtre politique, où la réalité et la fiction se confondent.

Une interview qui éclaire les ambitions impérialistes

L'interview accordée par Sourkov à  L'Express en mars dernier, est un événement en soi. Après avoir quitté le Kremlin en 2020, cet homme discret, qui a inspiré le personnage central du roman Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, s'exprime rarement. Son silence, pendant des années, a alimenté les spéculations sur son rôle exact dans la montée en puissance de Poutine et dans les grandes décisions de la Russie, de l'annexion de la Crimée en 2014 à l'invasion de l'Ukraine en 2022. En acceptant de parler, Sourkov lève un coin du voile sur les motivations profondes du régime qu'il a contribué à bâtir. Ses propos, d'une froide lucidité, révèlent une vision du monde où la guerre, la puissance et la survie de la Russie passent avant toute considération morale ou humanitaire.

Selon Sourkov, la guerre en Ukraine, loin d'être une aberration, s'inscrit dans une logique historique et spirituelle. Il la présente comme une épreuve destinée à « séparer les brebis des boucs », une métaphore religieuse qui reflète la rhétorique messianique du Kremlin. Pour lui, ce conflit n'est pas seulement une lutte pour le territoire ou l'influence, mais une bataille pour l'identité russe, contre un Occident perçu comme décadent et hostile. Cette vision, qui peut sembler délirante aux yeux de l'observateur occidental, est au cœur de la propagande poutinienne, et Sourkov en est l'un des principaux artisans. En décrivant la guerre comme une nécessité, il offre un aperçu des mécanismes idéologiques qui justifient les ambitions impérialistes de Poutine, où la Russie se pose en rempart contre un monde globalisé jugé corrupteur.

Les contradictions d'un mage déchu

Pourtant, l'interview de Sourkov n'est pas seulement une apologie du poutinisme. Entre les lignes, on perçoit les fissures d'un homme qui, après avoir été au cœur du pouvoir, en a été écarté. Sa disgrâce, en 2020, reste entourée de mystère. Certains y voient une conséquence de rivalités internes au Kremlin, où des figures plus belliqueuses, comme les « siloviki » issus des services de sécurité, ont pris l'ascendant. D'autres suggèrent que Sourkov, avec son approche sophistiquée et son penchant pour la manipulation subtile, était devenu inadapté à une Russie de plus en plus polarisée, où la force brute prime sur la stratégie. Ses propos trahissent une certaine amertume, mais aussi une lucidité sur les limites du système qu'il a contribué à créer. En décrivant la guerre en Ukraine comme un moment de vérité, il semble reconnaître, implicitement, que le poutinisme, dans sa quête de grandeur, risque de conduire la Russie à l'isolement, voire à la ruine.

Cette tension entre orgueil et désillusion fait de Sourkov une figure fascinante. Il incarne les contradictions d'une Russie qui oscille entre la nostalgie d'un passé impérial et l'incertitude d'un avenir marqué par les sanctions, la dépendance à la Chine et l'érosion de son influence globale. En tant qu'idéologue, il a donné à Poutine les outils pour consolider son pouvoir, mais il n'a pas su - ou pas voulu - anticiper les conséquences à long terme de cette entreprise. L'invasion de l'Ukraine, avec ses pertes humaines et ses revers stratégiques, est en partie l'héritage de cette vision, où la Russie se rêve en empire, mais se heurte à la réalité d'un monde multipolaire.

Un avertissement pour l'Occident

Pourquoi donner la parole à un homme comme Sourkov ? Pour L'Express, il s'agit d'aller au-delà des caricatures et des récits simplistes qui dominent souvent les analyses de la Russie. Comprendre le poutinisme, c'est plonger dans les méandres d'une idéologie qui, bien que profondément étrangère à nos valeurs, exerce une influence indéniable sur une partie du monde. Sourkov, avec son intelligence acérée et sa capacité à articuler les motivations du Kremlin, offre une fenêtre sur cet univers. Ses mots, aussi dérangeants soient-ils, sont un rappel brutal de la détermination de Poutine à poursuivre ses objectifs, quelles qu'en soient les conséquences.

Pour l'Occident, cette interview est un avertissement. La guerre en Ukraine n'est pas un accident, mais le produit d'une vision cohérente, élaborée par des hommes comme Sourkov, où la Russie se voit comme une puissance destinée à défier l'ordre mondial. Face à cette réalité, l'Europe et les États-Unis ne peuvent se contenter de sanctions ou de condamnations morales. Comprendre les rouages du poutinisme, c'est aussi reconnaître ses failles : un système bâti sur la centralisation extrême et la manipulation est intrinsèquement fragile, car il repose sur la loyauté d'une élite divisée et sur l'illusion d'une grandeur passée. Mais cette fragilité, loin de rassurer, rend le régime d'autant plus imprévisible, prêt à tout pour survivre.

Une Russie à la croisée des chemins

L'interview de Sourkov arrive à un moment où la Russie, engluée dans le conflit ukrainien et confrontée à des pressions internes et externes croissantes, se trouve à un tournant. Poutine, désormais septuagénaire, ne peut ignorer que son règne, aussi absolu soit-il, n'est pas éternel. Derrière lui, les luttes de pouvoir s'intensifient, et les idées de Sourkov, bien que marginalisées, continuent de hanter le Kremlin. La « démocratie souveraine », avec son mélange de nationalisme, de contrôle médiatique et de répression ciblée, reste un modèle pour d'autres régimes autoritaires à travers le monde, de la Turquie d'Erdogan à la Chine de Xi Jinping. Mais elle est aussi un piège, car elle enferme la Russie dans une logique de confrontation permanente, sans offrir de perspective de renouveau.

En fin de compte, l'histoire de Vladislav Sourkov est celle d'un homme qui a cru pouvoir dompter les forces du pouvoir, mais qui a fini par être dépassé par elles. Son témoignage, livré à L'Express, est une plongée dans l'âme d'un régime qui, sous des airs d'invincibilité, porte en lui les germes de sa propre décomposition. Pour l'Occident, il est temps de regarder cette Russie en face, non pas comme une caricature, mais comme une réalité complexe, faite d'ambitions, de contradictions et de fragilités. Car dans ce jeu d'ombres où Sourkov a excellé, la lumière de la vérité, même fugace, peut changer la donne.

 Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie)

Source :  Le Diplomate.media, 25 avril 2025

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