20/12/2025 reseauinternational.net  6min #299491

Quand l'homme invente des dieux pour fuir sa responsabilité

par Serge Van Cutsem

Des dieux antiques aux reptiliens modernes, l'homme n'a jamais cessé de projeter sur des forces invisibles la responsabilité de ses propres actes. Derrière les récits complotistes contemporains se cache une structure mentale ancienne : le refus d'admettre que le chaos du monde est d'origine humaine, amplifié par l'inégalité psychologique des individus, la médiocrité ordinaire du pouvoir et l'imprévisibilité radicale de l'Histoire. Une lecture sans mythes, inconfortable, mais nécessaire.

Depuis des millénaires, l'humanité cherche à donner un sens à ce qui lui arrive. Bien avant l'apparition des théories modernes du complot, ce besoin fondamental s'est exprimé à travers les religions, qu'elles soient polythéistes ou monothéistes, chacune proposant une explication globale aux catastrophes, aux guerres, aux famines, aux épidémies, aux victoires comme aux défaites. Les dieux servaient à expliquer ce que les hommes faisaient, mais qu'ils refusaient d'assumer comme relevant uniquement de leur propre responsabilité. Le chaos, la violence, l'injustice, la domination n'étaient pas perçus comme des productions humaines, mais comme l'expression d'une volonté supérieure, parfois punitive, parfois capricieuse, parfois mystérieuse, mais toujours extérieure à l'homme. Attribuer le mal à une entité transcendante permettait d'en atténuer le poids moral et d'éviter une remise en question trop brutale de la nature humaine elle-même. Cette logique a d'ailleurs souvent engendré des rituels sacrificiels, autrefois humains, aujourd'hui symboliques ou alimentaires, mais la structure mentale reste étonnamment similaire.

Cette structure n'a jamais disparu, elle s'est simplement adaptée à son époque. Là où les dieux antiques ou bibliques donnaient un sens transcendant aux malheurs du monde, les récits contemporains ont remplacé ces figures divines par d'autres entités supposément cachées, mieux adaptées à un imaginaire technologique et pseudo-rationnel. Les reptiliens popularisés par David Icke, les élites occultes omniscientes ou les forces invisibles censées piloter l'Histoire ne sont rien d'autre que des dieux recyclés, débarrassés de leur dimension sacrée mais conservant exactement la même fonction psychologique : expliquer le monde sans avoir à regarder, ni surtout à assumer, la face sombre de l'Homme. La croyance change de vocabulaire, pas de mécanisme.

Il est en effet profondément inconfortable d'accepter que l'Histoire n'obéit à aucun plan global. Reconnaître cela revient à admettre que les grandes catastrophes humaines ne sont pas le fruit d'un scénario écrit à l'avance, mais le résultat d'une accumulation d'erreurs, de décisions prises sous contrainte, de rapports de force instables, d'aveuglements idéologiques et de comportements humains très inégalement répartis. Car les hommes ne sont pas similaires, la race humaine est composée d'individus capables d'empathie, de coopération et de retenue morale, mais aussi d'individus dépourvus d'empathie, manipulateurs, cyniques, parfois franchement psychopathes. Ces différences ne sont ni marginales ni anecdotiques ; elles sont structurantes, et leurs effets deviennent considérables lorsque ces profils occupent des positions de pouvoir.

Lorsque des individus dotés d'une boussole morale minimale se retrouvent à la tête d'institutions politiques, économiques ou militaires, les dégâts restent souvent contenus, même dans des contextes difficiles. À l'inverse, lorsque des personnalités autoritaires, cyniques ou profondément amorales accèdent à ces mêmes postes, les conséquences peuvent devenir rapidement dévastatrices, non parce qu'ils obéissent à un plan caché, mais parce que leur psychologie personnelle, combinée aux circonstances, produit mécaniquement des décisions destructrices. Il n'est nul besoin d'invoquer une force occulte pour comprendre qu'un individu sans empathie, placé au sommet d'un appareil de pouvoir, fera infiniment plus de dégâts qu'un autre occupant la même position avec une conscience morale intacte.

À cela s'ajoutent les aléas historiques : les imprévus, les accidents, les innovations non anticipées, les crises systémiques et les effets domino. L'Histoire n'avance pas selon une feuille de route, mais selon une logique de chocs successifs. Chaque crise redessine le champ des possibles, impose de nouvelles contraintes et ouvre des opportunités que certains acteurs exploitent mieux que d'autres. Ce processus n'a rien de mystérieux ; il est observable, documenté et répétitif. Les événements ne sont pas planifiés dans leur forme, mais leurs conséquences deviennent structurantes. Ce qu'on interprète ensuite comme une stratégie globale relève bien souvent d'une adaptation opportuniste à un monde déjà profondément désorganisé.

Appliquer le rasoir de Hanlon à l'Histoire permet d'ailleurs de dissiper une grande partie des fantasmes. La majorité des désastres humains s'expliquent bien plus efficacement par l'incompétence, la myopie, la bêtise, l'idéologie ou la lâcheté que par l'existence d'une intelligence maléfique omnipotente. Les archives historiques regorgent de décisions absurdes, de calculs erronés, de bureaucraties dysfonctionnelles et de dirigeants dépassés par les conséquences de leurs propres actes. Si une intelligence supérieure pilotait réellement l'Histoire depuis des siècles, son efficacité prêterait à sourire si les conséquences n'étaient pas souvent désastreuses.

Bien entendu, des complots existent réellement, et l'Histoire en a fourni plusieurs exemples avérés, toujours limités dans le temps, circonscrits dans l'espace et marqués par leur maladresse intrinsèque. Ils finissent presque toujours par être révélés, précisément parce qu'ils impliquent des êtres humains imparfaits, incapables de maintenir indéfiniment le secret et la cohérence. Ils n'ont rien à voir avec les récits complotistes totalisants qui supposent une omniscience, une coordination parfaite et une maîtrise absolue des événements sur des décennies, voire des siècles.

Si ces récits persistent malgré tout, c'est parce qu'ils sont profondément confortables, ils transforment un monde chaotique en un univers intentionnel, ils donnent un visage au mal, une cohérence à l'absurde et une explication simple à une réalité complexe. Ils évitent surtout une conclusion bien plus dérangeante : le monde n'est pas tel qu'il est à cause de forces cachées, mais parce que des hommes bien réels, avec leurs qualités et leurs monstruosités, occupent des positions aléatoires dans des systèmes imparfaits.

Croire aux reptiliens, aux plans millénaires ou aux chefs d'orchestre invisibles revient, au fond, à recréer un dieu, sans temple ni liturgie, mais doté du même pouvoir explicatif total. Et ça ce n'est pas une lucidité supérieure, mais une régression intellectuelle. Le véritable courage intellectuel consiste à accepter que l'Histoire n'ait pas de sens global, seulement des conséquences, et que ces conséquences sont le produit d'êtres humains imparfaits, inégaux, parfois dangereux, souvent médiocres et trop peu souvent remarquables.

Le réel est inconfortable parce qu'il ne rassure pas, il n'offre ni rédemption automatique ni coupable unique, mais il reste le seul terrain sur lequel penser sérieusement, agir concrètement et assumer ses responsabilités demeure encore possible.

Et au fond, la question n'est peut-être pas de savoir si le monde est gouverné par un plan caché, mais si nous préférons le confort d'un récit tout fait ou l'inconfort, certes exigeant, mais libérateur, du réel.

 Serge Van Cutsem

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