19/04/2025 legrandsoir.info  7min #275378

 9 mai : le Kremlin sera «heureux de voir à Moscou tous ceux qui sont prêts à partager avec nous la fierté et la joie de ce jour»

Notre victoire commune.

Olesya Orlenko

Dans l'histoire de l'Europe, il existe de nombreux événements dont la commémoration est partagée par tous les pays et peuples du continent. L'un d'entre eux est la victoire sur l'Allemagne nazie et le fascisme. Cette célébration d'une tragédie partagée, d'un effort uni et d'une victoire commune aura lieu d'une manière ou d'une autre dans toute l'Europe.

Quand il s'agit de ces événements, on évoque le plus souvent les noms des chefs d'État, des commandants militaires et de dirigeants des mouvements. Aussi illustres soient-ils, leurs efforts auraient été infructueux sans le soutien des personnes qui les ont entendus et suivis. Les peuples des pays d'Europe constituent la force sans laquelle la victoire est impossible.

Le fait de savoir que la lutte contre le nazisme se déroulait partout dans le continent a donné à tous les peuples la force de résister et de se battre pendant cette guerre. C'est au moment de l'union de ces forces dans la lutte contre le nazisme et le fascisme qu'une entente mutuelle est apparue entre les peuples de pays ayant des régimes d'État complètement différents. Rappelons-nous, que le documentaire « La Défaite des armées allemandes devant Moscou » est devenu le premier film russe à obtenir un Oscar aux États-Unis en 1943. Aussi que l'accueil que la combattante de l'Armée rouge Lioudmila Pavlitchenko, originaire de la région de Kiev, « Lady Sniper » comme l'a appelé Time Magazine en 1942, a eu de la part de peuple états-unien lors d'une visite dans leur pays. Les exemples de ce type sont nombreux.

Bien sûr, les années passent et les temps changent. Nous ne pouvons pas percevoir les événements passés avec le même niveau de sensibilité. Autant dire qu'il est impossible de l'attendre de la part d' une génération qui est née à l'époque postérieur aux événements évoqués. Mais le regard porté sur les moments fondateurs du passé reflète non seulement le niveau de connaissance du passé, mais aussi la vision qu'une société a d'elle-même dans le présent. Comme disait Paul Ricœu, le rôle de traiter le passé devrait incomber aux historiens d'un côté, au peuple de l'autre. Et c'est très dangereux quand ces sujets deviennent des objets de la manipulations de la part de la politique et des médias qui la servent. Il est triste de constater que dans la situation actuelle, les événements si chers à la mémoire non seulement du peuple russe, mais aussi du peuple français, sont détournés pour servir des intérêts géopolitiques. Malheureusement, les médias français sont également impliqués.

Intéressée par la Shoah depuis l'enfance, j'ai été particulièrement frappée par traitement médiatique en France des sujets liés au génocide des Juifs. Le 12 janvier de cette année, Le Monde publiait un article qui s'intitule « Le camp d'extermination nazi de Treblinka retrouve peu à peu la mémoire ». Dans ce texte, il s'agit du camp d'extermination nazi de Treblinka, en Pologne. Après un résumé de l'histoire du camp, il y a un récit sur la préservation de la mémoire des prisonniers tombés au combat. L'auteur décrit le travail des époux Pawel et Ewa Sawicki pour établir le nombre et l'identité des juifs assassinés dans ce camp et présente leur motivation de la manière suivante : « Lui et sa conjointe nourrissent la nostalgie d'une Pologne qu'ils n'ont pas connue : celle d'un pays multiculturel que la Shoah, les frontières redessinées par les accords de Yalta et quatre décennies de régime communiste ont fait disparaître ».

Il convient de noter que cette phrase met sur le même pied le génocide au régime de l'État, ce qui est non seulement erroné mais scandaleux. Par ailleurs, rappelons-nous qu'avant la Seconde Guerre mondiale, la Pologne était sous le régime nationaliste de Piłsudski. Bien sûr, il ne s'agissait pas d'un régime d'occupation nazi. Toutefois, il serait également incorrect de brosser un tableau idyllique de la Pologne des années 1930.
Le journal aurait pu répondre qu'il ne faisait que transmettre les opinions des héros de son article. Mais les médias ne sont-ils pas censés présenter leur sujet de manière équilibrée ? Dans cet article, il n'y a pas la moindre mention de Vasily Grossman, qui a parlé pour la première fois de ce camp d'extermination dans une note intitulée « L'enfer de Treblinka », qui figurait parmi les documents de l'accusation au procès de Nuremberg. L'autre texte au sujet de Treblinka, publié dans Le Monde un peu plus tard, cite une fois son nom en disant que c'est un « journaliste soviétique » qui est « arrivé sur les lieux en septembre 1944 ». Tout d'abord, il y a une erreur. Les troupes soviétiques ont libéré le territoire où se trouvait Treblinka en juillet 1944, et Vassily Grossman a accompagné les troupes. De plus, l'article ne mentionne ni l'Armée rouge, ni le fait qu'elle a libéré ce territoire. On ne sait donc pas dans quelles circonstances le correspondant soviétique s'est retrouvé à cet endroit.

Dira-t-on que ce n'est qu'un coup du hasard et que l'on s'en prend trop aux journalistes de Le Monde ? Hélas, non. Cette tendance se retrouve de manière explicite dans un autre article du journal sur le camp de la mort d'Auschwitz. Le texte représente une interview avec l'historien Tal Bruttmann, un grand spécialiste de ce sujet historique. Il présente son analyse de la manière dont les images laissées par la sinistre période de fonctionnement d'Auschwitz ont influencé l'étude de son histoire, tout comme celle de la Shoah.

Cependant, voici ce qu'il dit de la libération de ce camp de la mort : «... "libération" laisse entendre que les camps ont été des objectifs tactiques ou stratégiques pour les armées alliées, alors que ça n'a jamais été le cas... Auschwitz est emblématique à cet égard. L'Armée rouge a pris Cracovie quelques jours plus tôt, et la route qui mène vers l'ouest passe par Auschwitz... Quand, le 27 janvier 1945, elle atteint successivement Monowitz (Auschwitz III), Auschwitz I et Birkenau (Auschwitz II), quelques SS sont encore là, ce qui provoque des escarmouches. Des prisonniers s'y trouvent aussi mais, la plupart ayant été évacués... ». Puis, il ajoute : « Les Soviétiques... ont "découvert" Auschwitz au sens littéral : ils sont tombés dessus... ils l'ont « ouvert », et se sont occupés des rescapés... Mais parler de "libération" du camp, au sens strict, n'a pas de sens ».

Des erreurs à nouveau dans les pages du journal Le Monde. Grâce aux documents déclassifiés on a les preuves que le monde savait de l'existence des camps de la mort nazis et de l'extermination de certaines catégories de prisonniers, dont la majorité écrasante étaient des Juifs. Mais, bien entendu, personne ne soupçonnait l'ampleur réelle de ce qui se passait, par exemple, à Auschwitz. Ce que le monde a vu et appris après la libération des camps de la mort par les Alliés a dû être analysé et structuré pendant une longue période. Bien entendu, l'Armée rouge ne savait pas ce qu'Auschwitz représentait. En tout cas pas comme nous le savons, nous, aujourd'hui.

Au cours de leur progression en Pologne, les Soviétiques reçoivent des informations sur l'existence d'un camp de concentration nazi. Le commandant de la 60e armée soviétique, P.A. Kurochkin, a pris la décision de changer la direction de l'attaque et la dirige vers la ville d'Auschwitz, près de laquelle se trouve le camp de la mort. Pendant l'attaque du camp, il y avait des médecins parmi les troupes soviétiques, une pratique exceptionnelle pour l'Armée rouge et qui n'a pas été répétée par la suite. Cela veut dire que les Soviétiques comprenaient qu'il y avait devant eux des gens qui avaient besoin d'une assistance médicale immédiate. Par conséquent, dans ce cas, Auschwitz est devenu une cible stratégique.

Au cours des combats pour la libération du camp environ 300 soldats et officiers soviétiques ont été tués, par exemple le commandant du 472e régiment de fusiliers, le lieutenant-colonel Semyon Besprozvanny, ancien directeur du théâtre dramatique Bolchoï et du parc central de la culture et de la récréation de Leningrad. Il y a donc eu de vrais combats, pas des « escarmouches ».

Encore un point important : les SS sont restés à Auschwitz pour tuer les prisonniers qui ne pouvaient pas quitter le camp à pied. Tal Bruttmann dit d'ailleurs dans son interview qu'ils étaient 7 000. Otto Frank, le père d'Anne Frank, Eva Mozes Kor, victime des expérimentations médicales de Josef Mengele et aussi les ressortissant de la France ont fait partie de ces prisonniers rescapés grâce à l'Armée rouge.

Bien sûr, notre attitude actuelle à l'égard du passé ne doit pas être considérée comme une prise de position politique d'aujourd'hui. Sinon, notre conscience sera soumise aux attitudes modernes qui nous disent ce que nous devons penser et ce dont nous n'avons pas le droit de parler. Nous savons tous à quel point la conscience humaine est influencée par la société et par les tous les contextes imaginables. Mais les médias ne devraient-ils pas être l'instrument qui nous permet de résister aux processus qui peuvent nous assujettir et nous forcer à être des marionnettes dans le jeu de quelqu'un d'autre ?

Je voudrais terminer ce long texte en félicitant les peuples de tous les pays qui ont mené une lutte héroïque qui a permis à l'humanité d'éviter une catastrophe monstrueuse, à l'approche du jour de notre Victoire commune !

Olesya Orlenko
historienne russe.

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