par Amal Djebbar
Depuis le coronacircus, la peur est devenue le nouvel opium du peuple. Elle s'est insinuée partout : dans les veines, dans les regards, dans les conversations. Les gens ne respirent plus, ils comptent leurs respirations. Ils ne vivent plus, ils attendent la prochaine consigne. Et quand elle tombe, la consigne, ils obéissent, dociles, persuadés d'être du côté du Bien. Je l'ai vue, cette peur. Je l'ai entendue dans la voix tremblante d'une dame rencontrée hier. Une brave femme retraitée, polie, heureuse qu'on lui parle - ce qui, m'a d'ailleurs touché. Elle me confie que «les jeunes sont irrespectueux». Ça tombait bien : je venais moi-même de me prendre la tête avec un petit despote en gilet de bus, le genre de chauffeur qui confond son volant avec un sceptre. Bref, on cause, on se plaint. Et soudain, son visage se fige. Elle me parle de la guerre. De Poutine. Du grand cinglé de Moscou qui, paraît-il, va nous plonger dans l'apocalypse. Elle en tremblait. Elle cite les experts, les «analystes». Et puis, la phrase tombe - la sentence habituelle : «À la télé, ils ont dit que...» Voilà. La télé. Cette machine infernale qui ne montre jamais la réalité, mais la peur de la réalité. Cette boîte à images qui lave les cerveaux plus blanc que blanc. La télé, c'est la messe du soir des modernes : ils s'agenouillent, ils écoutent, ils répètent. Ils croient. Et ils ont peur.
Parce que la peur, c'est pratique. Ça évite de penser. Ça justifie tout : la docilité, la lâcheté, la haine du voisin. Un peuple qui a peur est un peuple qu'on mène à la baguette.
Je regarde cette femme, sincère dans sa détresse, sincère dans son illusion. Et je me dis qu'elle n'est pas seule : ils sont des millions, infectés par la trouille. La peur du virus, la peur du voisin, la peur de la guerre, la peur du manque, la peur du futur, la peur de tout. La peur est devenue la monnaie courante. On l'échange, on la partage, on la cultive. Et comme la majorité est vaccinée, pucée, rassurée - ils y croient encore plus. Ils sont tous domestiqués. Ils ont troqué leur instinct. Leur bon sens. Ils ne s'indignent plus qu'avec l'accord du présentateur. Ils ne se rebellent plus. Ils ont peur de tout.
Et moi, je les regarde sombrer dans cette marée d'angoisse entretenue, gonflée, perfusée par les écrans. Je ne peux plus les plaindre. Plus après 2020. Parce qu'à force d'avoir peur, ils ont cessé d'exister. Ils ont mis leur âme sous cloche, leur conscience sous tutelle, leur liberté au congélateur.
Mais il y a une chose que la peur ne pourra jamais digérer : c'est la lucidité de celui qui n'a plus rien à perdre. Car une personne qui n'a rien à perdre, n'a peur de rien. Et c'est cela, le vrai danger pour le système : les êtres qui voient clair. Les indomptés. Les insolents. Les «fous» qui refusent de se prosterner devant l'écran. Ceux-là ne tremblent pas. Ils rient. La peur ne vaincra jamais celui qui garde la flamme du doute, le goût du risque, et la dignité de penser par lui-même. Tant qu'il restera ne serait-ce qu'un seul être debout pour dire non, la peur ne règnera pas totalement.
Et pourtant, malgré cette lueur de résistance, le paysage dans lequel nous vivons trahit une domination subtile et envahissante de la télévision. Et, quand on voit les murs envahis par cette chuchoteuse - ce nom donné à la télé dans Le mystérieux cercle de Bénédict - on comprend que la bataille est loin d'être gagnée.
La télévision s'est glissée partout : dans les poches, sur les murs, dans les lits. La Télé a muté. Elle n'est plus seulement un écran, elle est portable, intime, tactile. Elle ne parle plus, elle susurre. Elle ne montre plus, elle hypnotise. Bientôt, je parie qu'ils demanderont poliment à la chuchoteuse la permission de penser. Et elle, avec son sourire de pixels, leur accordera - ou pas.