Par Chris Hedges
Le quai permet aux marchandises d'entrer. Il favorise également la sortie du pays. Et Israël, qui n'a aucune intention de cesser son blocus meurtrier de Gaza, y compris à travers sa politique de famine forcée, semble avoir trouvé la solution à son problème de savoir où expulser les 2,3 millions de Palestiniens.
Si le monde arabe ne veut pas les accueillir, comme l'a suggéré le secrétaire d'État Antony Blinken lors de sa première série de visites après le 7 octobre, les Palestiniens seront largués à la dérive sur des bateaux. Cela a bien fonctionné à Beyrouth en 1982, lorsqu'environ huit mille cinq cents membres de l'Organisation de libération de la Palestine ont été envoyés par bateau en Tunisie, et que deux mille cinq cents autres se sont retrouvés dans d'autres États arabes. Israël espère que la même déportation forcée par voie maritime va fonctionner à Gaza.
C'est pour cette raison qu'Israël soutient le "quai temporaire" que l'administration Biden est en train de construire, censé faciliter l'approvisionnement des vivres et de l'aide humanitaire à Gaza – vivres et aide dont la "distribution" sera supervisée par l'armée israélienne.
"Il faut des conducteurs qui n'existent pas, des camions qui n'existent pas alimentant un système de distribution qui n'existe pas",
a déclaré au Guardian Jeremy Konyndyk, ancien haut fonctionnaire chargé de l'aide humanitaire dans l'administration Biden et aujourd'hui président du groupe de défense des droits de l'homme Refugees International.
Ce "corridor maritime" est le cheval de Troie d'Israël, un subterfuge pour expulser les Palestiniens. Les petites cargaisons d'aide humanitaire par mer, comme les kits de nourriture largués par avion, n'atténueront pas la famine imminente. Ils ne sont pas censés le faire.
Cinq Palestiniens ont été tués et plusieurs autres blessés lorsqu'un largage par parachute défaillant s'est écrasé sur une foule de gens près du camp de réfugiés de Shati, dans la ville de Gaza.
"Le largage de l'aide humanitaire dans ces conditions relève de la propagande racoleuse plutôt que de la mission humanitaire", a déclaré le bureau des médias du gouvernement local de Gaza. "Nous avons déjà averti que cette pratique constitue une menace pour la vie des citoyens de la bande de Gaza, et c'est ce qui s'est produit aujourd'hui lorsque les packs sont tombés sur la tête des Palestiniens".
Si les États-Unis ou Israël avaient vraiment voulu atténuer la crise humanitaire, les milliers de camions transportant nourriture et autre aide actuellement bloqués à la frontière sud seraient habilités à franchir l'un 𝕏 des multiples checkpoints de la bande de Gaza. Mais ce n'est pas le cas. Le "quai provisoire", tout comme les parachutages, ne sont qu'une mise en scène macabre, un moyen de masquer la complicité de Washington dans le génocide.
Les médias israéliens ont rapporté que la construction du quai a résulté des pressions exercées par les Émirats arabes unis, qui ont menacé Israël de mettre fin au corridor commercial terrestre qu'ils administrent en accord avec l'Arabie saoudite et la Jordanie, afin de contourner le blocus naval du Yémen.
Selon le Jerusalem Post, c'est le Premier ministre Benjamin Netanyahu qui aurait proposé la construction d'un "quai temporaire" à l'administration Biden.
Le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, qui a qualifié les Palestiniens de "bêtes humaines" et préconisé le blocus total de Gaza, y compris la coupure de l'électricité, de l'acheminement des vivres, de l'eau et du carburant, a fait l'éloge du projet, déclarant
"qu'il est conçu pour aider les habitants et poursuivre ainsi le démantèlement du Hamas à Gaza."
"Pourquoi Israël, à l'origine de la famine à Gaza, approuverait soudain un corridor maritime pour acheminer l'aide humanitaire et résoudre une crise qu'il a initiée et qu'il ne cesse d'aggraver ?", écrit Tamara Nassar dans un article intitulé "What's the Real Purpose of Biden's Gaza Port ?" [Quel est le véritable objectif du port de Gaza de Biden ?] dans The Electronic Intifada. "Cela peut tout de même sembler paradoxal, sachant que l'objectif premier d'un corridor maritime serait d'acheminer de l'aide".
Lorsqu'Israël fait une offre aux Palestiniens, on peut être sûr qu'il s'agit d'un cadeau empoisonné. Qu'Israël ait obtenu de l'administration Biden la construction du quai est un exemple de plus des rapports faussés entre Washington et Jérusalem, où le lobby israélien a acheté les élus des deux partis au pouvoir.
Dans un rapport publié le 15 mars, Oxfam accuse Israël d'entraver ouvertement les opérations d'aide à Gaza, au mépris des injonctions de la Cour internationale de justice. Le rapport souligne que 1,7 million de Palestiniens, soit 75 % de la population de Gaza, sont confrontés à la famine, et que les deux tiers des hôpitaux et plus de 80 % des dispensaires de Gaza ne sont plus opérationnels. La majorité de la population, lit-on dans le rapport, "n'a pas accès à l'eau potable" et "les services d'assainissement ne fonctionnent plus".
Le rapport se lit comme suit :
"Les conditions observées à Gaza sont plus que catastrophiques, et nous avons non seulement constaté que les autorités israéliennes ne s'acquittent pas de leur obligation de faciliter et soutenir les actions humanitaires internationales, mais aussi qu'elles prennent des mesures concrètes pour entraver et compromettre ces initiatives. Le contrôle d'Israël sur Gaza continue d'être marqué par des actions restrictives délibérées entraînant un dysfonctionnement grave et systémique dans l'acheminement des secours. Les organisations humanitaires opérant à Gaza font état d'une aggravation de la situation depuis que la Cour internationale de justice a imposé des mesures provisoires en raison du risque plausible de génocide, avec l'intensification des barrages, des restrictions et des attaques israéliennes contre le personnel humanitaire. Israël a fait naître "à Gaza l'illusion d'une réponse" afin de pouvoir prétendre autoriser l'entrée de l'aide humanitaire, et poursuivre la guerre dans le respect des lois internationales."
Oxfam affirme qu'Israël a recours à
"un système de contrôle inefficace et réduit qui immobilise l'acheminement des secours, soumis à des procédures bureaucratiques onéreuses, contradictoires et aléatoires qui font que les camions restent bloqués dans des embouteillages gigantesques pour en moyenne trois semaines". Israël, explique Oxfam, refuse "certains types de produits sous prétexte qu'ils pourraient être aussi destinés à ‘des fins militaires', interdisant ainsi la distribution de carburant et de groupes électrogènes, ainsi que d'autres produits indispensables à une intervention humanitaire efficace, tels que des équipements de protection et des kits de communication". L'aide ainsi refoulée "doit transiter par un système complexe de ‘pré-approbation' ou finir dans les limbes de l'entrepôt d'Al Arish, en Égypte". Israël a également "exercé une répression sur les interventions humanitaires, en bouclant en grande partie le nord de Gaza et en restreignant l'accès des travailleurs humanitaires internationaux non seulement à Gaza, mais aussi à Israël et à la Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est".
Israël a autorisé l'entrée de 15 413 camions dans la bande de Gaza au cours des 157 derniers jours de guerre. Oxfam estime que la population de Gaza a besoin de cinq fois plus de camions. En février, Israël n'a autorisé l'entrée que de 2 874 camions, soit 44 % de moins que le mois précédent. Avant le 7 octobre, 500 camions humanitaires entraient chaque jour dans la bande de Gaza.
Les soldats israéliens ont également tué des dizaines de Palestiniens qui tentaient de recevoir de l'aide des camions dans au moins une demi-douzaine d' incidentsdistincts. Ces attaques comprennent le meurtre d'au moins 21 Palestiniens, et 150 ont été blessés le 14 mars, lorsque les forces israéliennes ont tiré sur des milliers de personnes dans la ville de Gaza. La même zone avait été prise pour cible par les soldats israéliens quelques heures auparavant.
"L'assaut d'Israël a piégé les travailleurs humanitaires de Gaza et les partenaires des agences internationales dans un contexte ‘pratiquement invivable' de déplacements massifs et de privations, où 75 % des déchets solides sont désormais déversés dans des décharges improvisées, 97 % des eaux souterraines sont rendues impropres à la consommation humaine, et où l'État israélien utilise la famine comme une arme de guerre", explique Oxfam.
Oxfam note qu'il n'y a plus aucun lieu sûr à Gaza
"avec les déplacements contraints et répétés de la quasi-totalité de la population, rendant la coordination de l'aide irréalisable, y compris la capacité des ONG à rétablir les services publics vitaux à grande échelle".
Oxfam reproche à Israël ses attaques "démesurées" et "aveugles" contre "les installations civiles et humanitaires"
ainsi que "les équipements solaires, hydrauliques, électriques et sanitaires, les locaux de l'ONU, les hôpitaux, les routes, les convois et les entrepôts humanitaires, même lorsque ces installations sont censées être ‘déconflictualisées' après que leurs coordonnées ont été transmises à des fins de protection".
Le ministère de la Santé de Gaza a déclaré lundi qu'au moins 31 726 personnes ont été tuées depuis le début de l'assaut israélien il y a cinq mois. Ce bilan inclut au moins 81 morts ces dernières 24 heures, selon un communiqué du ministère, qui ajoute que 73 792 personnes ont été blessées à Gaza depuis le 7 octobre. Des milliers d'autres sont portées disparues, la plupart ensevelies sous les décombres.
La construction d'un "quai provisoire » ne changera rien à la stratégie israélienne. En fait, compte tenu de l'assaut terrestre imminent sur Rafah, où 1,2 million de Palestiniens déplacés sont entassés dans des camps de toile ou vivent à ciel ouvert, les tactiques d'Israël ne vont faire qu'empirer.
Israël, délibérément, est en train de déclencher une crise humanitaire si meurtrière, avec des milliers de Palestiniens décimés par les bombes, les obus, les missiles, les balles, la famine et les maladies infectieuses, que le seul choix restant se résumera à la mort ou la déportation. C'est sur le quai que va s'ouvrir le dernier acte de cet effroyable carnage, quand les soldats israéliens entasseront les Palestiniens sur des bateaux.
Le gouvernement Biden, sans lequel ce génocide n'aurait pas pu se produire, est tout indiqué pour en faciliter l'exécution.
Chris Hedges
Article original en anglais : Israel's Trojan Horse, le 18 mars 2024
Traduction : Spirit of Free Speech
Image en vedette : Le cheval de Troie par Mr Fish
La source originale de cet article est The Chris Hedges Report
Copyright © Chris Hedges, The Chris Hedges Report, 2024