Les déclarations de l'Union européenne sur la nécessité de s'attaquer à Moscou ont seulement pour effet de relancer l'escalade.
Source : Responsible Statecraft, Eldar Mamedov
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Lorsque le candidat républicain présumé à la présidence des États-Unis, Donald Trump, a menacé de retirer la protection de l'OTAN aux alliés négligents (c'est-à-dire ceux qui n'investissent pas suffisamment dans leur propre défense), ses propos ont suscité une condamnation générale. Pourtant, certains alliés européens de l'Amérique ne rendent pas service à leur cause.
Le 15 mars, le président letton Edgars Rinkēvičs a exprimé son « soutien total » à la position faucon du président français Emmanuel Macron à l'égard de Moscou, déclarant : « Nous ne devrions pas tracer des lignes rouges pour nous-mêmes, nous devons tracer des lignes rouges pour la Russie et nous ne devrions pas avoir peur de les faire respecter. » Rinkēvičs n'a pas précisé quelles étaient ces lignes rouges, mais on peut supposer qu'il faisait référence aux allusions de Macron à une possibilité d'envoyer des troupes de l'OTAN pour combattre la Russie en Ukraine.
Ce type de rhétorique est habituel dans les discours des hommes politiques européens, en particulier ceux des pays d'Europe centrale et orientale. Elle a l'avantage de projeter une certaine détermination tout en restant suffisamment vague sur ce qui serait exactement qualifié de victoire de l'Ukraine et de défaite de la Russie. Mais Edgars Rinkēvičs a fait monter les enchères en ajoutant cette phrase en latin : « Russia delenda est. »
« Delenda est » est une expression utilisée par Caton, un homme politique de la République romaine, à propos de Carthage (Carthago delenda est), que l'on peut traduire par « Carthage doit être détruite. » Si certains peuvent interpréter le choix des mots de Rinkēvičs comme une exhortation à combattre résolument l'ennemi (la Russie), il est raisonnable de suggérer que la plupart des gens prendraient la phrase plus littéralement : comme un appel à détruire, et pas seulement à combattre un ennemi, en l'occurrence la Russie.
C'est certainement ainsi que cet appel a été perçu à Moscou : l'ancien président et actuel vice-président du Conseil de sécurité de la Russie, Dmitri Medvedev, fidèle à lui-même, a répondu par une volée d'insultes agressives à l'encontre de Rinkēvičs et de la Lettonie, le qualifiant de « bâtard nazi », son pays d'« inexistant » et promettant un « châtiment inévitable. »
Il serait tentant de rejeter le verbiage dérangé de Medvedev comme une tentative désespérée de surcompenser sa réputation de colombe relative. Toutefois, les hommes politiques européens devraient réfléchir à la manière dont leur rhétorique est perçue par leurs alliés à Washington, à l'heure où des signes timides indiquent que les États-Unis se désengagent de leur rôle omniprésent et hyperactiviste sur la scène mondiale.
C'est certainement encore plus vrai dans le cas des États baltes, dont la sécurité dépend presque entièrement de la volonté américaine de leur venir en aide en cas d'attaque. Il n'est pas certain que Rinkēvičs ait pleinement mesuré l'impact que sa rhétorique pourrait avoir sur son allié le plus puissant.
Elbridge Colby, un ancien fonctionnaire de l'administration Trump, largement considéré comme un candidat solide à un poste clé de la sécurité nationale si Trump gagne à nouveau en novembre, a souligné, en référence aux propos de Rinkēvičs : « Pour que les Américains envisagent de risquer une guerre nucléaire avec la Russie pour des alliés de l'OTAN exposés, il est vital que la cause alliée puisse être perçue comme rationnelle, défensive et sobre. »
On en déduit que les appels à la destruction de la Russie ne correspondent à rien de tout cela et qu'ils invitent même à une escalade des tensions nucléaires. À l'heure où l'un des deux principaux partis politiques américains, qui a de bonnes chances de reconquérir la Maison Blanche, est de plus en plus sceptique quant à la poursuite du soutien des États-Unis à l'Ukraine, l'implication des États-Unis dans un conflit direct, et très probablement catastrophique, avec la Russie n'est pas une perspective très attrayante.
Une explication plausible de la déclaration de Rinkēvičs pourrait être un nouvel enthousiasme sucité par le nouveau faucon Macron à propos de la Russie, y compris une perspective d'intervention militaire directe. Mais Macron lui-même a été équivoque sur ce point en disant à la fois : « Peut-être qu'à un moment donné il faudra mener des opérations sur le terrain pour contrer les forces russes, et je n'en prendrai pas l'initiative. »
La France, cependant, peut se permettre de jouer l'ambiguïté stratégique, étant donné qu'elle est largement autosuffisante sur le plan militaire et qu'elle se trouve à bonne distance de la Russie. Les États baltes, en revanche, devraient se méfier d'une escalade de la rhétorique et des objectifs dans le conflit, en raison de leur plus grande vulnérabilité à une éventuelle agression russe et de leur plus grande dépendance à l'égard d'un soutien extérieur.
Une évaluation sobre et prudente des risques inhérents à la situation actuelle semble toutefois avoir été mise de côté au profit d'une formulation moralisatrice stérile des dilemmes auxquels l'Occident est confronté. Macron a donné le ton en qualifiant de « lâches » ceux qui n'étaient pas d'accord avec sa nouvelle position combative, dans une allusion à peine voilée au chancelier allemand Olaf Scholz, plus prudent. Le Premier ministre estonien Kaja Kallas a qualifié toute retenue de la part de l'Occident de « piège de la peur » que Poutine tend aux alliés pour masquer sa propre peur d'une guerre avec l'OTAN.
Poutine peut en effet avoir de bonnes raisons de vouloir éviter un affrontement direct avec l'OTAN car, d'un point de vue conventionnel, les capacités de l'OTAN sont amplement supérieures à celles de la Russie. Mais c'est justement là le problème : si la Russie est acculée, son infériorité conventionnelle pourrait abaisser la barre d'une première frappe nucléaire. Agir en menaçant de « détruire » la Russie risquerait certainement de rendre cette possibilité plus réelle.
Les États baltes peuvent-ils être sûrs que Washington est toujours prêt à s'engager en leur nom dans un bras de fer nucléaire avec la Russie si leurs propres actions sont considérées comme inutilement provocatrices ?
Nous pouvons continuer à aider l'Ukraine à résister à l'agression russe sans nous engager sur la pente glissante d'une rhétorique d'escalade malencontreuse.
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Eldar Mamedov est un expert en politique étrangère basé à Bruxelles.
Source : Responsible Statecraft, Eldar Mamedov, 19-03-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises