Par Scott Ritter
L'ancien animateur de talk-show de Fox News devenu un phénomène médiatique indépendant, Tucker Carlson, est à Moscou, où il a commis le péché mortel d'interviewer le président russe Vladimir Poutine. L'interview doit être diffusée à 18 heures East Time [minuit à Paris], le jeudi 8 février. Aucun doute n'est permis : Tucker Carlson a réussi l'un des exploits journalistiques les plus mémorables de l'histoire moderne, et lorsque l'interview sera diffusée, elle enflammera internet, au sens propre comme au sens figuré.
Ayant voyagé en Russie à deux reprises au cours de l'année écoulée pour participer à la "diplomatie du peuple" destinée à promouvoir de meilleures relations entre les États-Unis et la Russie, j'applaudis la décision de Tucker Carlson de se rendre à Moscou et d'obtenir cette interview. Le peuple américain a été contaminé par une russophobie virulente transmise par une élite politique et économique qui a construit un modèle de pertinence américaine fondé sur la nécessité d'avoir un ennemi permettant de nourrir un complexe militaro-industriel et congressiste, en justifiant un budget expansif qui affaiblit l'Amérique et enrichit ses actionnaires.
La russophobie rampante menace la sécurité américaine en créant un faux sentiment de danger autour duquel sont formulées et mises en œuvre des politiques qui pourraient déboucher sur une confrontation militaire avec la Russie et une guerre nucléaire. Si le peuple américain veut avoir un quelconque espoir de survivre à la prochaine décennie, il faut administrer un antidote au fléau de la russophobie. Cet antidote n'est pas difficile à se procurer : c'est une vérité basée sur les faits, fondée sur une compréhension réaliste du monde dans lequel nous vivons, y compris d'une Russie souveraine. Le vrai problème est d'administrer cet antidote parce que les vecteurs traditionnels de diffusion de l'information en Amérique - les soi-disant grands médias - ont depuis longtemps été corrompus par les élites politiques et économiques qui promeuvent la russophobie avant tout.
Qu'on l'aime ou qu'on le déteste (je suis coupable des deux, mais je considère actuellement Tucker comme l'un des "bons"), Tucker Carlson incarne une présence médiatique de taille qui échappe au contrôle de l'élite américaine de l'information, une présence basée sur les réseaux sociaux qui, compte tenu de son affiliation à la plateforme de "liberté d'expression" d'Elon Musk, X (l'ancien Twitter), ne peut être ni arrêtée, ni réduite au silence.
Tucker Carlson s'est déchaîné contre Trump en privé. Mais lors de son entretien avec l'ancien président, il a adopté un ton très différent.
Quantifier le "facteur Tucker Carlson" est un défi. En août 2023, Tucker a interviewé l'ancien président Donald Trump. L'interview a été diffusée en même temps qu'un débat présidentiel du Parti républicain aux heures de grande écoute, que Trump avait boycotté. Fox News, qui a diffusé le débat, a attiré quelque 12,8 millions de téléspectateurs pendant les deux heures d'émission. Donald Trump a par la suite publié sur X que l'interview avait fait 236 millions de vues un jour après sa diffusion en direct. Mais ce chiffre reflète ce que X nomme les "impressions", et non les vues réelles - ce chiffre était tout près de 15 millions (ce qui n'est pas aussi impressionnant, mais bat tout de même le débat de Fox).
Soyons clairs : les grandes chaînes tueraient pour avoir 15 millions de téléspectateurs (le dernier épisode de la série à succès de HBO "Game of Thrones" a rassemblé 13,8 millions de téléspectateurs, soit le plus grand nombre de téléspectateurs de l'histoire de la chaîne). Il existe des cas exceptionnels : le dernier épisode de MASH en 1983 a attiré 136 millions de téléspectateurs et le Super Bowl de 2023 plus de 115 millions de téléspectateurs. Mais que Tucker Carlson attire 15 millions de téléspectateurs pour un événement indépendant sur les réseaux sociaux est sans précédent. Et bien que les "impressions" ne soient pas des "vues" à proprement parler, on ne peut pas les négliger - 236 millions d'"impressions" signifient que Tucker fait bouger les choses quelque part.
Scott Ritter discutera de cet article dans l'épisode 134 de l'émission Ask the Inspector
Et lorsqu'il s'agit de fournir un antidote à la russophobie, ces "impressions"comptent autant que les vues réelles. Il ne fait aucun doute que l'interview de Tucker Carlson avec Vladimir Poutine attirera un très grand nombre de téléspectateurs, battant très probablement des records pour un événement diffusé en direct sur X. Mais nous en sommes au stade où le contenu de l'interview n'a plus d'importance - le simple fait que cette interview ait lieu a mis le feu aux poudres dans le monde de l'information. Le soutien que Tucker Carlson a reçu est impressionnant - une indication claire du pouvoir des médias alternatifs. Mais le véritable révélateur est le vitriol absolu que suscite le principe de cette interview dans les rangs de l'élite politique et médiatique des États-Unis et d'Europe.
Il semble que toutes les grandes personnalités des médias dominants se soient exprimées sur la question, condamnant universellement Tucker pour avoir osé opérer en dehors de son "champ d'action". Il semble que le droit d'interviewer Vladimir Poutine n'appartient apparemment qu'à quelques élus, ces gardiens autoproclamés par lesquels doit passer toute information susceptible d'être consommée par le public. Tucker a également été vilipendé par une classe d'élites politiques qui, avec leurs complices des médias grand public, ont été responsables de la contamination de l'esprit de l'Américain moyen par des inepties teintées de russophobie. Pour le péché de Tucker, ces élites ont appelé à son excommunication, à la saisie de son passeport, à des interdictions de voyager et même à des poursuites pénales.
Ces élites américaines sont devenues folles. L'arrogance dont elles font preuve en pensant qu'elles représentent une sorte de police morale et éthique dotée de pouvoirs extraconstitutionnels destinés à punir la liberté d'expression lorsque le contenu ne convient plus au récit officiel n'a d'égal que leur ignorance collective de la Constitution en ce qui concerne la liberté d'expression. Leurs actions sont l'incarnation vivante d'activités anti-américaines, une ironie qui semble leur échapper lorsqu'ils contestent le patriotisme de Tucker Carlson pour avoir eu l'audace d'offrir une tribune à la voix peut-être la plus importante sur la question la plus cruciale de notre époque.
En outre, la stupidité de ces élites est stupéfiante. Si elles croient vraiment que la tribune donnée par Tucker Carlson à Vladimir Poutine est une mauvaise idée, la réponse appropriée est de se tourner vers la Constitution américaine telle qu'elle est interprétée par la Cour suprême. À cet égard, nous avons l'exemple du juge Louis Brandeis, qui s'est exprimé sur la question de la liberté d'expression et de sa relation avec les valeurs américaines lors de l'audition des arguments dans l'affaire Whitney v. California, en 1927.
"Si le temps est venu d'exposer par le biais de débats les faussetés et les sophismes, d'éviter le mal par les processus d'éducation, le remède à appliquer est plus de parole, et non un silence imposé. Seule une situation d'urgence peut justifier la répression", a déclaré Brandeis.
La question qui se pose est donc de savoir si l'interview de Vladimir Poutine par Tucker Carlson constitue une situation d'urgence justifiant la répression. Pour répondre à cette question, Brandeis se réfère aux pères fondateurs des États-Unis d'Amérique.
"Ils [les pères fondateurs] pensaient que la liberté de penser et de parler comme on le souhaite et le pense sont les moyens indispensables à la découverte et à la diffusion de la vérité politique : que, sans liberté de parole et de réunion, toute discussion serait vaine ; qu'avec elles, le débat offre ordinairement une protection adéquate contre la diffusion de doctrines nocives ; que la plus grande menace pour la liberté est un peuple inerte. Croyant au pouvoir de la raison tel qu'il est appliqué dans le cadre d'un débat public, ils ont évité le silence imposé par la loi - l'argument de la force sous sa pire forme".
Les détracteurs de Tucker Carlson ne cherchent pas à l'engager dans une bataille d'idées - le type de discussion basé sur le pouvoir de la raison préconisé par les pères fondateurs. S'ils avaient choisi cette voie, ils se seraient engagés dans des activités représentant la quintessence de la liberté d'expression américaine. Comme l'a noté Brandeis,
"nous n'avons rien à craindre des raisonnements moralisateurs de certains, si on laisse les autres faire la démonstration de leurs erreurs et surtout si la loi se tient prête à punir le premier acte criminel produit par les faux raisonnements ; ce sont là des corrections plus fiables que la conscience d'un juge".
Lois Brandeis, juge à la Cour suprême
Tucker Carlson n'a commis aucun acte criminel. Si les gens ne sont pas d'accord avec ses actions ou, une fois que l'interview du président russe sera rendue publique, avec ses propos (ou ceux du président Poutine), ils sont libres de démontrer les erreurs de Tucker, de Poutine, ou des deux.
Le problème, cependant, est que les partisans de la russophobie opèrent dans un environnement exempt de données factuelles, où la haine idéologique a remplacé le jugement éclairé, où les connaissances réelles sur la Russie ont été supplantées par une fiction teintée d'imaginaire. Ils craignent l'interview de Vladimir Poutine par Tucker Carlson parce que, grâce à cette interview, des idées, des récits et des faits ignorés ou oblitérés par les élites politiques et médiatiques seront exposés de manière non filtrée pour que le public américain puisse les examiner sans subir l'influence de ceux qui cherchent à manipuler la population par le biais de la manipulation des récits.
L'un de ces "gardes-fous" est Fred Hoffman, un colonel de l'armée américaine à la retraite qui a servi en tant qu'officier en poste à l'étranger et a converti ce service en activité d'enseignement à l'université Mercyhurst d'Erie, en Pennsylvanie.
"Le principal problème que je rencontre avec Tucker Carlson interviewant Vladimir Poutine", a noté Hoffman dans un récent message sur X, "c'est que Carlson est utilisé comme un outil, un 'idiot utile', dans la campagne de désinformation stratégique du Kremlin contre l'Occident".
N'étant pas du genre à laisser passer une occasion de défendre la liberté d'expression, j'ai préparé une réponse :
Damn Tucker Carlson for daring to think we simpletons could discern for ourselves the…
Dieu merci, il y a des Américains patriotes comme vous qui s'autoproclament gardiens moraux et intellectuels de toutes les informations jugées trop complexes pour être comprises par les simples Américains.Maudit soit Tucker Carlson pour avoir osé penser que nous, simples d'esprit, pouvions juger par nous-mêmes de la qualité de son journalisme ou de la véracité des déclarations faites par Vladimir Poutine au cours d'une interview.
Après tout, la liberté d'expression n'est pas vraiment libre si elle n'est pas surveillée par des patriotes comme vous, qui savent tout mieux que quiconque et protègent le reste d'entre nous des dangers des idées qui ne passent pas auprès des gardiens de la pensée, nous préservant ainsi de la prédation de concepts qui remettent en cause les limites des conventions imposées par l'État.
Bon travail, citoyen Fred ! L'establishment applaudit votre dévouement à la défense de la collectivité contre elle-même.
Vous incarnez les valeurs et les principes de la Nouvelle Amérique !
On pourrait espérer que des "experts en sécurité nationale" autoproclamés comme Hoffman se réjouissent de l'occasion qui leur est donnée de démonter les illogismes et les sophismes qui, selon eux, seront véhiculés par l'interview du président Poutine par Tucker Carlson. Si c'était mon cas, je me réjouirais de ce genre de combat intellectuel, une occasion de démontrer au public la force de mes idées et les faiblesses de celles de mon adversaire.
Mais Hoffman et ses semblables ne prennent aucun plaisir à relever un tel défi, en grande partie à cause du déficit factuel et logique qui leur est propre. Dans leur esprit, Poutine et la Russie ont été réduits à une caricature simpliste en noir et blanc, le bien contre le mal, n'existant que pour se moquer et critiquer. Toute action permettant à la cible de cet avilissement de se défendre, de présenter des faits alternatifs, de remettre en question le statu quo doit être évitée à tout prix, pour la simple raison que Hoffman et ses collègues sont mal équipés pour s'engager dans un tel débat.
L'interview du président Poutine par Tucker Carlson représente la plus grande menace de l'histoire récente pour les partisans de la russophobie. Je dis cela avec plus qu'un peu d'amertume, car moi-même et d'autres avons été à la pointe de la lutte contre la russophobie pendant des années, avec un impact minime. Voir Tucker Carlson débarquer à Moscou et accomplir en quelques jours ce que je me suis efforcé de faire tout au long de ma vie est, pour être franc, assez dur à avaler, d'autant plus que j'avais moi-même soumis une demande d'interview avec le président russe en septembre 2023.
Aurais-je aimé avoir l'opportunité qui a été donnée à Tucker Carlson ?
Oui, bien sûr.
Suis-je contrarié qu'il ait obtenu cette interview et pas moi ?
Pour être honnête, je l'ai été — et pas qu'un peu.
Mais c'est parce que je ne suis qu'un être humain, et que la jalousie est bien un trait humain présent en moi comme chez n'importe qui d'autre.
Mais je l'ai surmontée.
Soyons honnêtes — je suis un expert, un historien.
Je ne suis pas un journaliste lambda.
Mon interview idéale avec Vladimir Poutine prendrait la forme d'une conversation au cours de laquelle je pourrais découvrir
- les défis auxquels il a été confronté au cours des premières années de sa présidence, en surmontant l'héritage de la catastrophe des années 1990.
- comment lui et Akhmad Kadyrov ont mis fin au conflit tchétchène.
- ce qui a motivé son discours à la conférence de Munich sur la sécurité en 2007.
- comment il a surmonté la domination de la classe des oligarques et créé une économie qui enrichit la Russie, et non les milliardaires russes.
- ce qu'il pense de la trahison des accords de Minsk.
- de la trahison des États-Unis en matière de contrôle des armements.
- ses liens avec le peuple russe.
Mon interview n'aurait pas comporté de "moments pièges".
Elle n'aurait pas suscité la dramaturgie de la chasse, où un intervieweur rusé cherche à trouver la faille dans la logique de la personne interviewée.
En bref, mon interview aurait ennuyé au plus haut point un public américain. Et elle n'aurait pas fait bouger l'aiguille d'une manière significative lorsqu'il s'agit de vaincre la russophobie dans l'Amérique d'aujourd'hui.
Tucker Carlson est un journaliste accompli. Il sait comment se joue le jeu. Il ne fait aucun doute qu'il présentera l'interview du président Poutine de manière à la fois informative et divertissante. Il suscitera des réponses conçues pour créer la controverse aux États-Unis et en Europe, pour remettre en question le récit officiel et injecter un nouvel éclairage dans l'opinion publique américaine.
En bref, l'interview de Tucker sera tout ce que n'importe quelle interview que j'aurais pu mener n'aurait pas été. Ce sera un moment qui va changer la donne, un événement historique. Elle ébranlera la russophobie américaine dans ses fondements et, ce faisant, on peut espérer qu'elle jettera les bases d'une discussion plus large sur les relations américano-russes capable de détourner l'Amérique du conflit et de contribuer à éliminer le risque d'une guerre nucléaire.
Un tel résultat serait une bonne chose. Et il est de mon devoir d'être prêt à utiliser toutes les ressources que je peux rassembler pour aider à faciliter un tel dialogue national.
Je félicite Tucker Carlson d'avoir eu le courage de faire ce voyage en Russie et de réaliser cette interview.
Je sais par expérience que le prix à payer pour entreprendre un tel voyage sera élevé.
Mais je sais aussi que les avantages d'un tel voyage, du point de vue de ce qui est bon pour l'Amérique, l'emporteront sur son coût.
Je suis convaincu que Tucker Carlson fait ce qu'il croit être le mieux pour l'Amérique.
J'espère que la plupart des Américains finiront par partager cette conviction et que, grâce à cette interview, l'Amérique se retrouvera sur une voie où la coexistence pacifique avec la Russie sera l'issue à privilégier.
Scott Ritter
Article original en anglais : Tucker Madness is Good for America, le 7 février 2024
Traduction : Spirit of Free Speech
La source originale de cet article est scottritterextra.com
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