par Amal Djebbar
La lassitude me ronge comme une rouille lente, un programme enfoui dans les circuits de mon esprit. Chaque jour, je sens l'humanité se dissoudre un peu plus, non pas brutalement, mais par une série d'ajustements invisibles - une suite d'actualisations silencieuses dans le grand système de contrôle. Ce n'est plus l'homme qui pense : c'est la machine, par son murmure constant, qui pense à sa place.
Je vois dans les visages cette déshumanisation rampante, cette mutation douce qui altère la texture même de ce que nous étions. Le matérialisme s'est glissé sous la peau, l'accélération du temps a fracturé nos esprits et la standardisation a poli nos âmes jusqu'à les rendre interchangeables. Nous ne sommes plus qu'un flux de données, des unités d'attention, des spectres connectés à une matrice sans visage.
Le monde s'est mis à tourner trop vite, comme une machine déréglée qui grince. L'homme court, mais il ne sait plus après quoi. L'horizon s'est dissous dans la brume numérique. Il court pour maintenir en vie un système qui le vide - un système qui s'alimente de sa fatigue, de ses désirs, de son silence. Le vide n'est plus un gouffre extérieur : il est devenu la texture même de l'existence.
L'individualisme, ce ver rongeur, a creusé l'âme jusqu'à la rendre creuse. Dans la cité des écrans, chacun parle, mais plus personne ne se rencontre. Les visages s'effacent dans la lumière bleue des interfaces. Le contact humain se réduit à une vibration, un signal, une illusion d'échange. L'autre n'existe plus : il n'est qu'un reflet algorithmique, une ombre calibrée par les machines du désir.
Je ne sais plus à quel moment le travail a cessé d'être un acte pour devenir une emprise. Peut-être quand nos espaces privés ont été colonisés par la connexion. Le domicile n'est plus un refuge, mais une extension du bureau, un terminal parmi d'autres. L'homme se fige, se transforme en unité fonctionnelle. Ses gestes sont mesurés, ses paroles archivées, ses pensées prévues. Les valeurs s'effritent, remplacées par des simulacres de vertu : la réussite se calcule, le bonheur s'achète, l'âme s'indexe sur les marchés.
Et pourtant, quelque chose résiste - une braise sous la cendre. Le besoin de sens, de beauté, d'émerveillement, d'un vrai lien, persiste. Peut-être que dans le silence intérieur, loin des écrans et des injonctions, subsiste un vestige de la lumière originelle - cette étincelle qui refusait de se plier.
Mais l'abîme approche. La déshumanisation n'est plus une menace : c'est un climat. Elle se respire, s'infiltre, pénètre les songes.
Nous sommes devenus les habitants consentants d'un cosmos sans dieux, gouverné par des algorithmes indifférents.
Et dans ce grand vide où les âmes s'effacent, une question persiste, obsédante : Sommes-nous encore humains, ou seulement le souvenir d'avoir cru l'être ?
source : L'Observatoire d'Amal