Par Franz Becchi
Sunak, au centre, avec, de gauche à droite, le Premier ministre ukrainien Denys Shmyhal, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le Premier ministre letton de l'époque Krisjanis Karins et le président estonien Alar Karis lors de la conférence sur la relance de l'Ukraine à Londres en juin 2023. (Simon Dawson/N° 10 Downing Street)
Des millions d'euros sont versés chaque année à des projets médiatiques de l'UE, mais servent-ils à promouvoir un journalisme authentique ou à diffuser délibérément des messages politiques ?
Ce sont les faits qui comptent, et la vérité", a déclaré Ursula von der Leyen dans son discours au Parlement européen, au début de la semaine dernière, juste avant le vote de défiance dont elle a fait l'objet. Elle était prête à débattre, à condition que ce soit fondé sur des "faits" et des "arguments".
Comme prévu, Mme von der Leyen a survécu à ce vote, malgré de graves allégations concernant son manque de transparence dans l'achat de vaccins contre le Covid-19 et son style de leadership autoritaire. Selon elle, ces critiques seraient le fait d'un "discours extrémiste". Pour la plupart des médias, la présidente de la Commission européenne en est ressortie victorieuse :
"Von der Leyen se défend avec succès contre la motion de censure et les attaques des extrémistes de droite", a titré Der Spiegel, tandis que Deutsche Welle (DW) a rapporté un échec de la droite : "Les extrémistes de droite échouent dans leur motion de censure contre von der Leyen".
Mais derrière ce bras de fer politique se cache une autre question, largement ignorée : à quel point les médias sont-ils indépendants alors qu'ils bénéficient de financements croissants de la part des gouvernements ou d'institutions internationales comme l'UE ? Chaque année, l'UE consacre en effet des millions d'euros à des projets médiatiques, non seulement dans ses États membres, mais aussi dans des pays où l'euroscepticisme est très répandu, comme certaines régions d'Europe de l'Est. Quel est l'impact de ce soutien financier sur l'indépendance journalistique et l'objectivité des reportages ?
L'UE consacre 80 millions d'euros par an au financement des médias
Le journaliste d'investigation indépendant italien Thomas Fazi a abordé cette question dans un article publié début juin. Thomas Fazi est un journaliste, auteur et réalisateur de documentaires basé principalement à Rome. Il s'est fait connaître pour ses analyses critiques en politique, en économie et sur les affaires européennes. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont The Battle for Europe (2014) et Reclaiming the State (2017, en collaboration avec William Mitchell). Son dernier ouvrage s'intitule The Covid Consensus (avec Toby Green). Il écrit pour des plateformes telles que UnHerd et Compact.
Ce document, publié par le think tank hongrois de droite conservatrice MCC Brussels, révèle que l'UE consacre près de 80 millions d'euros par an à des projets médiatiques, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses frontières. Les chaînes publiques et les agences de presse sont particulièrement visées, notamment l'agence italienne Ansa, l'agence allemande Deutsche Presse-Agentur (DPA) et Deutsche Welle. Ces dernières et autres entreprises de communication reçoivent des fonds de l'UE, mais à quelles fins exactement ?
Les appels à projets sont souvent présentés sous des slogans tels que "lutter contre la désinformation" ou "soutenir un journalisme factuel". Pourtant, comme l'explique M. Fazi dans une interview accordée au Berliner Zeitung, "l'objectif principal est d'influencer le débat public et d'imposer l'agenda de l'UE". De nombreux projets soutiennent explicitement les discours pro-européens, notamment la promotion de l'intégration européenne.
Dans des zones géopolitiques sensibles, comme celle du conflit entre la Russie et l'Ukraine, les médias bénéficiant de ces financements peuvent être incités à relayer les positions officielles de l'UE et de l'OTAN, met en garde M. Fazi. Rien que l'année dernière, l'UE a alloué environ 10 millions d'euros aux médias ukrainiens.
La Commission européenne est le principal bailleur de fonds de ces initiatives médiatiques. Grâce à des programmes tels que l'IMREG (Mesures d'information pour la politique de cohésion de l'UE), elle a investi 40 millions d'euros dans les médias depuis 2021, souvent par le biais de chaînes publiques et d'agences de presse. Depuis 2021, un autre programme clé, "Partenariats pour le journalisme", a octroyé près de 50 millions d'euros.
L'Observatoire européen des médias numériques (EDMO), qui soutient les réseaux de lutte contre la désinformation, a reçu au moins 27 millions d'euros ces cinq dernières années, principalement pour promouvoir les discours pro-UE.
Depuis 2020, le Parlement européen, via sa direction générale de la communication, a alloué près de 30 millions d'euros à diverses campagnes médiatiques. Ce financement était destiné, entre autres, à "accroître la portée auprès des publics cibles" et à "affirmer la légitimité des campagnes du Parlement européen", notamment à l'approche des élections européennes.
Avant les élections de 2024, par exemple, 8 millions d'euros ont été consacrés à l'information des citoyens sur l'importance du scrutin et à la mobilisation des électeurs, ainsi qu'au dialogue avec les nouveaux électeurs.
"Les médias indépendants jouent un rôle crucial dans la démocratie européenne, et le Parlement européen les soutient par le biais d'initiatives transparentes garantissant la liberté éditoriale", a déclaré un porte-parole du Parlement à la Berliner Zeitung. Il a également souligné que certains médias ont rapporté des montants erronés en citant les plafonds maximum des accords-cadres, amplifiant ainsi le rôle financier de l'UE.
"Ce qui compte, c'est que les fonds soient alloués", affirme M. Fazi, pour qui ces estimations sont prudentes, car elles ne tiennent compte que des subventions directes aux médias. Les agences de commissions qui perçoivent des fonds de l'UE pour ensuite les redistribuer aux médias ne sont pas incluses dans ses calculs, une pratique courante, ajoute-t-il.
Combien l'UE verse-t-elle aux médias ?
Reste à savoir combien chaque média reçoit. Euronews arrive en tête de liste avec un soutien total de 230 millions d'euros. En revanche, la ZDF et le Bayerischer Rundfunk (BR) sont loin derrière, avec respectivement 500 000 et 600 000 euros. La chaîne franco-allemande Arte a reçu environ 26 millions d'euros. Des montants considérables ont également été alloués à la Deutsche Welle (35 millions d'euros) et à l'agence de presse dpa (3,2 millions d'euros).
Les agences se sont notamment engagées dans plusieurs initiatives médiatiques. En 2024, environ 1,7 million d'euros ont été alloués au programme "Actions multimédias" pour la création de la European Newsroom (ENR). Coordonnée par la dpa, cette plateforme rassemble des agences de presse de 24 pays pour produire et diffuser des contenus liés aux affaires européennes. Ces agences, parmi lesquelles l'AFP (France), l'EFE (Espagne), l'Ansa (Italie) et la Belga (Belgique), fournissent et diffusent conjointement des informations offrant une perspective paneuropéenne sur les questions européennes.
Ces contenus sont destinés aux médias, aux citoyens et aux institutions, et sont diffusés via les réseaux des agences, le European Data News Hub, des newsletters, les réseaux sociaux et des projets tels que ChatEurope. L'objectif est de favoriser la compréhension des décisions de l'UE et de lutter contre la "désinformation".
Que cache la European Newsroom ?
Alors que sa mission principale est de fournir un large éventail d'informations mondiales, l'ENR se concentre sur des reportages spécialisés sur l'UE. Le contenu de l'ENR peut s'intégrer au service de base de la dpa, mais il reste axé sur les thèmes liés à l'UE. Le budget du service de base est essentiellement couvert par les abonnements, tandis que l'ENR est spécifiquement financée pour soutenir le contenu et l'infrastructure liés à l'UE, comme les bureaux partagés à Bruxelles.
"Dans le cadre du projet en cours, la dpa organise les services centraux et joue le rôle de plateforme d'échange", a déclaré un porte-parole de l'agence de presse allemande à la Berliner Zeitung. La European Newsroom ne produit pas de contenu pour le compte de la Commission européenne et ne coordonne pas ses contenus avec elle, a-t-il ajouté. Cependant, un rapide coup d'œil au site web de l'ENR révèle l'absence quasi totale de points de vue divergents sur l'UE.
Les interviews de responsables européens brossent un tableau largement partial de l'Union. Par exemple, le président du Conseil européen, António Costa, affirme que l'Albanie pourrait adhérer à l'UE avant 2030. La vice-présidente du Parlement européen, Katarina Barley (PSE), met en garde contre les "alliances d'extrême droite" et la "désinformation" qui pourraient menacer la "démocratie", sans que des voix critiques ne viennent contester la position de l'UE.
Le financement est lié à des projets spécifiques assortis d'exigences explicites, telles que la promotion de certaines politiques de l'UE comme la politique de cohésion ou la "démystification de l'UE". L'initiative Stars4Media, qui a reçu plus de 8 millions d'euros depuis 2019, en est un exemple. L'un de ses projets phares, "LucidAREurope", vise à "créer un outil d'engagement civique pour démystifier et démystifier l'Union européenne et ses institutions". "Ces stipulations sont essentiellement des directives éditoriales qui portent atteinte à l'intégrité journalistique", estime M. Fazi.
La Commission européenne conteste toutefois cette interprétation :
Cependant, le projet "Renforcer les médias indépendants pour une Ukraine démocratique forte" raconte une autre histoire. Entre 2024 et 2026, l'UE va allouer plus de 3,4 millions d'euros à ce projet. La Deutsche Welle Akademie et la chaîne publique ukrainienne Suspilne collaborent pour "renforcer l'écosystème médiatique démocratique afin de soutenir l'intégration de l'Ukraine dans l'UE".
Les documents du projet indiquent explicitement que cet objectif est "prioritaire" pour l'UE.
L'accent sera particulièrement mis sur la sensibilisation des jeunes, notamment en Ukraine. "Nous voulons créer un espace pour les enfants d'Ukraine, un lieu où ils peuvent trouver des informations fiables et se distraire", a déclaré Olga Avrakhova, productrice à Suspilne, dans un reportage de la DW Akademie.
"Les jeunes sont submergés par un flot d'informations, qui complique la distinction du vrai du faux. Ils ont besoin d'une plateforme qui leur soit accessible, leur fournisse des informations fiables et mette à leur disposition des interlocuteurs de confiance", a ajouté Mme Avrakhova. Entre autres initiatives, des dessins animés, présentés comme des "contes thérapeutiques", ont pour but d'aider les enfants à mieux comprendre leur nouvelle réalité.
L'UE a-t-elle perdu toute légitimité ?
Au cours de la dernière décennie, la Deutsche Welle Akademie a reçu environ 35 millions d'euros de la Commission européenne pour mettre en œuvre de tels projets. Depuis 2020, plus de 14 millions d'euros ont été distribués. Malgré ces sommes substantielles, les programmes de formation aux médias de l'académie ne sont pas accessibles gratuitement : une session de formation d'une journée pour cinq participants coûte environ 790 euros par personne.
"L'UE essaie de pallier sa perte de légitimité et de confiance de la part du public par davantage de propagande et de mesures répressives", affirme M. Fazi. Dans un précédent article, il a mis en évidence des schémas similaires dans le financement des ONG par l'UE. Interrogé sur les critiques adressées au MCC Brussels, lié au Premier ministre hongrois Viktor Orbán, pour avoir publié son travail, M. Fazi réplique : "Je trouve amusant que personne ne critique le contenu de mes articles".
Son nouvel article a été repris non seulement par les médias alternatifs, mais aussi par les grandes plateformes d'information de pays comme l'Italie et le Danemark, souvent en des termes neutres. Début juillet, Euractiv a publié un article d'opinion intitulé "Stopper le financement des médias". L'article soutient que "les subventions de l'UE à la presse [...] ont contribué à corrompre les journalistes dépendants des politiciens qui contrôlent leur survie économique, et à biaiser le paysage médiatique".
Franz Becchi,15 juillet 2025
Traduction d'un article de Franz Becchi initialement publié en allemand dans le Berliner Zeitung, basé sur le récent article du MCC Bruxelles sur le financement des médias par l'UE.
Source: EU media funding: is Brussels paying for favourable coverage?