Suat DELGEN
Alors qu'il a été présenté au monde entier comme un effort humanitaire, le « corridor maritime » dirigé par les États-Unis à Gaza constitue une manœuvre stratégique visant à consolider le contrôle maritime et terrestre de la région par les États-Unis et Israel
La violente attaque militaire d'Israël contre Gaza, qui a tué plus de 35 000 civils, dont une majorité de femmes et d'enfants, a été accompagnée d'un refus de toute aide humanitaire depuis le début de la guerre, en octobre dernier.
Avec des cas de famine déjà évidents, l'extrême mépris de Tel-Aviv à l'égard de la décision récente de la Cour internationale de Justice (CIJ) exigeant un accès immédiat à l'aide, et le veto de Washington aux résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU préconisant un cessez-le-feu, tant Israël que les EU se sont retrouvés sous de virulentes critiques émanant du monde entier.
Cette réaction est particulièrement forte sur les campus des grandes universités étasuniennes, avec un mouvement étudiant croissant qui a manifestement insufflé une nouvelle vie dans le mouvement de solidarité avec la Palestine. Les inquiétudes à propos des dommages potentiels du génocide de Gaza pour l'image mondiale des EU ont tardivement atteint la Maison-Blanche et ce n'est que maintenant que le président Joe Biden menace – en prévision des élections de novembre – de réduire le transfert vers Israël d'importantes quantités de munitions offensives.
Un corridor maritime pour Gaza
Curieusement, malgré son soutien très ferme à l'offensive israélienne contre Gaza jusqu'à ces derniers jours, Biden a semblé adopter une position atypique lors de son discours du 7 mars sur l'état de l'Union :
« Ce soir, j'ordonne à l'armée des EU de diriger une mission d'urgence afin d'établir une jetée temporaire sur le côte de Gaza, en Méditerranée. Cette jetée facilitera l'arrivée de gros navires chargés de nourriture, d'eau, de médicaments et d'abris provisoires. »
Cette initiative atypique, dans une période où des centaines de tonnes d'armes étasuniennes sont acheminées quotidiennement par avion vers Israël, soulève bien des questions quant à savoir si la mise en place d'une jetée temporaire à Gaza – sous couvert de préoccupations « humanitaires » – vise uniquement à atténuer les critiques internationales, ou si elle sert également les objectifs géopolitiques plus larges de Washington dans la région.
En effet, si les EU étaient préoccupés par l'envoi urgent d'aide à Gaza, ils auraient pu le faire tout simplement via les nombreux passages frontaliers terrestres entre Gaza et Israël et celui entre l'Égypte et Rafah, où des centaines de camions d'aide restent alignés depuis des mois sans pouvoir livrer des vivres et des médicaments nécessaires de toute urgence.
Dans ce cas, pourquoi retarder l'aide terrestre pendant des mois pour construire une jetée maritime susceptible de violer les lois maritimes internationales ? Et « l'aide humanitaire » n'est-elle qu'une ruse en vue d'occuper illégalement la côte de Gaza ?
Selon le discours de Washington, le corridor maritime est destiné à faciliter la livraison de l'aide humanitaire de Chypre à Gaza en utilisant une nouvelle jetée. Le corridor prévoit de commencer par débarquer 90 camions vers Gaza, puis de passer à 150 camions. Toutefois, ce volume reste très inférieur aux centaines de camions nécessaires quotidiennement.
Plusieurs obstacles et préoccupations sont associés à ce corridor maritime. Les opérations comprendront des inspections israéliennes à Chypre, ce qui pourrait se traduire par des retards et des complications. La sensibilité autour des inspections et de la sécurité, en particulier concernant les articles considérés comme des biens « à double usage » (utilisables à la fois à des fins civiles et militaires) – qui, dans le passé, selon les diktats israéliens, comprenaient des biscuits, des poulets et des jouets, et incluent aujourd'hui des articles de maternité, des sacs de couchage et des dattes – pourraient entraver le bon traitement de l'aide.
Dans sa décision portant sur des mesures provisoires, la CIJ soulignait que l'aide humanitaire à Gaza ne devait en aucun cas être entravée. De ce fait, le blocus imposé par Israël est devenu vide de sens, dans des circonstances normales.
Dans les opérations maritimes, si un blocus est appliqué, aucun navire ne devrait pouvoir entrer dans la zone. Aujourd'hui, depuis que les EU ont mis en place un couloir humanitaire, cela annule effectivement le blocus et aide Tel-Aviv à prétendre qu'il n'y a pas de blocus. Par conséquent, les EU invalident pratiquement la décision de blocus consignée dans la décision de mesures provisoires de la CIJ, qui n'était pas censée être appliquée – une lacune juridique qui vient au secours des violations massives des lois internationales par Israël.
Aide humanitaire ou stratégie géopolitique ?
Il existe d'importantes tensions politiques autour du corridor, avec de nombreux soupçons selon lesquels il pourrait ralentir les routes terrestres ou être associé à une stratégie de siège. L'implication d'entités militaires et de la politique internationale ajoute des niveaux de complexité et tout un potentiel de retards ou de politisation de l'aide.
Un autre aspect qui jette le doute sur l'efficacité du couloir d'aide humanitaire réside dans sa dépendance vis-à-vis du couloir Netzarim, connu aussi sous l'appellation de Route 749, imposé par l'armée d'occupation durant le carnage. Ce passage est-ouest divise les régions nord et sud de la bande de Gaza et constitue une route fortifiée construite avant tout par l'armée israélienne afin de faciliter un accès militaire.
L'emplacement stratégique de la route et son importance militaire compliquent l'entrée et la distribution de l'aide dans tout Gaza. Pour l'aide arrivant par le corridor maritime, une fois les marchandises déchargées sur le quai, il reste à les transporter à travers Gaza pour qu'elles atteignent les populations dans le besoin.
Les points de contrôle du corridor de Netzarim pourraient devenir des goulots d'étranglement, pour ces livraisons. Il n'est pas certain que ces points de contrôle permettront une fluidité de transport entre le corridor maritime et les zones nord de Gaza, où la famine a déjà sévi durement.
Consolider le contrôle
Les critiques affirment que le couloir pourrait servir d'écran de fumée à des manœuvres politiques, ce qui poserait une menace majeure non seulement à Gaza mais aussi à l'Égypte, qui risquerait de « perdre son avantage stratégique » dans le dossier palestinien.
On soupçonne que le projet, tout en « facilitant » ostensiblement l'acheminement de l'aide, pourrait également permettre un contrôle accru sur l'ensemble de Gaza sous couvert d'assistance humanitaire. Ce contrôle pourrait potentiellement rationaliser les opérations militaires d'Israël et renforcer ses positions stratégiques à l'intérieur de Gaza, influençant en fin de compte la dynamique géopolitique plus large du conflit.
De plus, l'emplacement de la jetée pourrait protéger stratégiquement les gisements gaziers situés offshore, à proximité de Gaza, s'alignant ainsi sur les intérêts israéliens et américains dans le vol des ressources énergétiques des Palestiniens.
Le positionnement des points d'entrée de l'aide loin des parties nord de Gaza, où la famine est la plus aiguë, vers des zones contrôlées par l'armée israélienne suggère un alignement stratégique avec les objectifs militaires d'Israël dans le but de rester physiquement à Gaza malgré les négociations de cessez-le-feu qui exigent la sortie complète des Israéliens de l'enclave.
Des inquiétudes ont également été soulevées quant à la possibilité de voir les EU reprendre le contrôle de la frontière égyptienne, contribuant de la sorte à un blocus permanent de Gaza à partir de l'Égypte, ce qui pourrait priver les Gazaouis – et pour toujours – de tout accès à des marchandises.
En substance, même si le corridor maritime pourrait effectivement soulager une infime partie des besoins humanitaires immédiats de Gaza, ses implications plus larges suggèrent un enchevêtrement complexe de stratégies géopolitiques.
Au lieu d'établir une jetée flottante pour l'aide humanitaire, l'une des solutions les plus pratiques consisterait à envoyer l'aide directement au port israélien d'Ashdod et, de là, à Gaza sous la supervision de l'ONU. Toutefois, conformément à la stratégie militaire israélienne, l'envoi de l'aide via le corridor de Netzarim sous contrôle militaire israélien vers les zones de rassemblement du sud de Gaza et le fait de diriger les Palestiniens vers ces points d'aide ont facilité l'offensive contre Rafah.
Importance historique et stratégique
Pour comprendre les calculs géopolitiques de Washington, il convient d'examiner les déclarations de Biden au Congrès, le 20 octobre 2023, déclarations dans lesquelles il demandait de l'aide pour la sécurité d'Israël.
« C'est un investissement prudent. Cela bénéficiera à la sécurité des EU pour les générations à venir », « Nous rendrons Israël plus fort que jamais »
et
« Nous bâtirons un avenir meilleur au Moyen-Orient ».
La Palestine, située au carrefour entre l'Asie et l'Afrique et à la frontière de l'océan Indien et de la Méditerranée, est une pomme de discorde depuis l'apparition des premières grandes puissances connues de l'Histoire.
Historiquement, pour les puissances africaines ou celles qui contrôlent l'Égypte, la Palestine a joué un rôle clé dans la sécurisation du point stratégique de Suez pour la stratégie militaire. De même, pour les puissances asiatiques ou pour les puissances émergentes du continent, le contrôle de la Palestine a été crucial pour accéder au canal de Suez.
Aujourd'hui, les États-Unis risquent de perdre l'accès au passage de Bab el-Mandeb en raison des opérations maritimes menées par le Yémen dans et autour de la mer Rouge, opérations qui s'étendent désormais à la Méditerranée. Une telle perte modifierait probablement l'équilibre des forces dans la zone stratégique de la mer Rouge et, plus loin, dans toute l'Asie occidentale.
Si l'on considère les rivalités historiques et actuelles, il est évident qu'un important avantage pour Washington, comme l'a souligné Biden, consisterait à contrôler le canal de Suez via Tel-Aviv.
Il est plausible que la domination israélienne sur la bande de Gaza et le contrôle américain des eaux au large de Gaza sous couvert d'aide humanitaire puissent faciliter le contrôle américain sur les sorties du canal de Suez, ainsi que sur les routes reliant l'Iran et la Russie vers l'est méditerranéen à travers le Liban et la Syrie. L'alignement des objectifs d'Israël à Gaza sur les objectifs stratégiques de Washington explique le soutien assidu des EU à Israël – en dépit de l'indignation mondiale croissante face à sa facilitation du nettoyage ethnique et de l'accaparement de terres.
17 mai 2024