16/05/2025 ssofidelis.substack.com  8min #278137

 Emmanuel Macron va recevoir le président syrien par intérim al-Chareh à l'Élysée malgré les critiques

Julani en costume, ou comment la France fait d'un paria un partenaire

Par  un contributeur de The Cradle, le 15 mai 2025

L'ascension du président par intérim de la Syrie, Ahmad Sharaa, est moins une histoire de rédemption qu'un projet occidental mûrement réfléchi, la France cherchant à damer le pion à la Russie et à récupérer ses intérêts coloniaux en Syrie.

Une semaine seulement avant sa  rencontre historique avec le président américain Donald Trump à Riyad - la première entre des dirigeants américains et syriens depuis 25 ans -, le président de transition autoproclamé de la Syrie, Ahmad al-Sharaa, s'est rendu à Paris.

La visite de Sharaa dans la capitale française, une  première dans un pays occidental depuis son accession au pouvoir, a été minutieusement orchestrée. La France lui a réservé un accueil réservé, limitant les protocoles d'accueil et s'abstenant de lui accorder les honneurs nationaux, signe de sa volonté d'affirmer son influence sur le dossier syrien sans légitimer pleinement un dirigeant toujours inscrit sur les listes internationales du terrorisme.

La visite, qui a nécessité une dérogation à l'interdiction de voyager imposée par l'ONU à Sharaa et à sa délégation, a culminé avec une réunion avec le président français Emmanuel Macron à l'Élysée. Macron a usé d'un ton ferme pendant la  conférence de presse après la rencontre, spécifiant que des changements significatifs dans le dossier syrien demeurent une condition préalable à tout engagement international.

L'hospitalité calculée de la France a renforcé ses ambitions de récupérer son influence en Syrie. Pour Sharaa, ce voyage était un coup stratégique afin de projeter une image de légitimité internationale et d'enterrer son passé radical, notamment ses liens avec  Al-Qaïda et l'État islamique.

Le pari de division de la France

Sharaa, mieux connu sous le nom d'Abou Mohammad al-Julani, a passé près d'une décennie à se réinventer. Après avoir rompu ses liens avec Al-Qaïda en 2016 et rebaptisé le Front al-Nosra "Hayat Tahrir al-Sham" (HTS), Julani s'est efforcé de se présenter sous un jour plus acceptable aux yeux des acteurs internationaux. Les médias qatariens ont mené cette campagne de communication, tandis que la Turquie a largement contribué à son ascension en lui permettant de dominer Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, sans financement extérieur majeur.

La France, quant à elle, avait déjà commencé à recalibrer sa stratégie en Syrie. En 2017, le ministère français des Affaires étrangères chargeait son think tank CAPS de rédiger un rapport sur l'intérêt d'une implication dans la Syrie post-Assad. La recommandation : soutenir la reconstruction dans les zones échappant au contrôle de l'ancien président Bachar al-Assad, y compris celles contrôlées par des forces "radicales" telles que HTS, afin de se prémunir contre une résurgence de Damas.

Le président syrien déchu avait déjà reproché à la France son rôle dans le soutien aux groupes terroristes en Syrie durant la crise qui a débuté en 2011.

"La France est le porte-drapeau du soutien au terrorisme en Syrie depuis le début du conflit", avait-il  déclaré aux journalistes en 2017.

La politique française s'articulait autour d'une idée centrale : empêcher la réunification sous Assad en consolidant les zones de contrôle de facto. Paris a commencé à financer discrètement des initiatives citoyennes dans les zones contrôlées par Julani - alors que les États-Unis offraient toujours une récompense de 10 millions de dollars pour sa tête - et a renoué avec ses services du renseignement pour faire face à la présence de  plus de 600 ressortissants français combattant aux côtés de HTS et d'autres factions militantes.

Alors que ces liens sont pour l'essentiel restés secrets, Julani a passé des années à consolider son emprise sur les factions locales, y compris les contingents étrangers. Ce travail préparatoire a ouvert la voie à un engagement occidental plus large.

Les débuts internationaux de Sharaa

En février 2020, Julani a fait sa première apparition sur la scène internationale. L'International Crisis Group, alors dirigé par Robert Malley, a publié une longue  interview dans laquelle Jolani a appelé au retrait de HTS des listes mondiales des organisations terroristes. Malley, ancien envoyé spécial du président américain Joe Biden en Iran, a alors incité en privé la Maison Blanche à ouvrir des canaux de communication avec le groupe.

Le message de l'ancien chef d'Al-Qaïda était sans équivoque : HTS ne représente aucune menace en dehors de la Syrie. Quelques mois plus tard, le juriste en chef de HTS, Abdul Rahim Atoun, a repris ce discours dans Le Temps, affirmant que le groupe recherche l'aide internationale et non la confrontation. Il s'agissait d'un signe discret envers la politique française d'engagement envers les régions non contrôlées par Assad.

Puis vint ce changement radical d'image. Des journalistes occidentaux, dont Martin Smith de PBS, ont rencontré Jolani, qui cette fois-ci était vêtu d'un costume-cravate. C'était la  première apparition publique d'un nouveau personnage : non plus un commandant militant, mais un leader national.

En coulisses, le ministre des Affaires étrangères Asaad al-Shaibani, opérant alors sous le pseudonyme de Zaid al-Attar, a organisé la transformation de HTS. En 2017, Shaibani a tenu des réunions secrètes avec des responsables des services du renseignement occidentaux, dont l'ancien diplomate britannique  Jonathan Powell, connu pour avoir négocié avec des groupes sanctionnés.

L'Ukraine et les manoeuvres de la France

La guerre menée par la Russie en Ukraine a accéléré le repositionnement de la France en Syrie. Cherchant à faire pression sur Moscou, dont les forces militaires maintiennent des positions stratégiques à Lattaquié et Tartous, Paris s'est tourné vers ses relations de longue date, datant de l' époque coloniale, pour réaffirmer son influence dans la région.

Si le soutien direct aux attaques de HTS contre des cibles russes reste à confirmer, les frappes de drones du groupe en 2024 - en particulier sur la base aérienne de Kuweires - ont été immédiatement suivies d'initiatives diplomatiques françaises. Les requêtes privées de Macron à Sharaa auraient notamment inclus le retrait russe de Syrie.

Le rapprochement simultané de la France avec les Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis et dirigées par les Kurdes - conçu pour contrarier la Turquie - a conforté sa stratégie à deux fronts : contenir l'influence d'Assad et se prémunir contre l'emprise de la Russie sur la Syrie.

Protéger les minorités : l'argument de la France en Syrie

Lorsque Sharaa a pris d'assaut Damas et pris le pouvoir, les ministres français et allemand des Affaires étrangères se sont précipités à Damas au début de l'année 2025. Le Français Jean-Noël Barrot a consacré beaucoup de temps aux dirigeants chrétiens, relançant le discours colonial français sur la protection des minorités.

Pour Paris, la protection des minorités religieuses reste le prétexte idéal pour intervenir. Aux côtés de l'Allemagne, désireuse de freiner les flux de réfugiés syriens, la France a proposé un assouplissement progressif des sanctions et des concessions politiques en échange de réformes.

Sharaa a répondu par la formation d'un gouvernement technocratique, bien que les fidèles de HTS aient conservé le contrôle des ministères chargés de la sécurité. À noter que les récents  massacres visant les Alaouites dans les régions côtières et centrales de la Syrie, ainsi que les conflits sectaires entre les forces de sécurité dirigées par HTS et les  Druzes, n'ont fait qu'accélérer l'engagement de la France.

Les tensions frontalières avec le Liban ont ajouté une justification supplémentaire. Durant sa rencontre avec Sharaa à l'Élysée, Macron a brandi des cartes historiques pour aider à la délimitation des frontières et s'est adressé à son invité avec une franchise inhabituelle, s'écartant du protocole pour afficher son autorité.

À qui profite ce rapprochement ?

En renouant avec le gouvernement de transition syrien, la France concrétise des années de travail en coulisses. Julani, désormais rebaptisé Sharaa et vêtu d'un costume, a fait valoir sa modération. Macron, en quête d'influence régionale, a mordu à l'hameçon.

Les deux hommes ont officialisé leur alliance dans un accord négocié avec Washington : les FDS, longtemps autonomes, seront intégrées au nouveau ministère syrien de la Défense. Si elle est mise en œuvre, cette mesure ancrera davantage l'influence française dans les structures étatiques syriennes et conférera à la présidence de Sharaa le poids institutionnel qu'il recherche depuis longtemps.

Pour Israël, cet alignement représente un bonus potentiel aux gains stratégiques et territoriaux qu'il a réalisés depuis le renversement d'Assad : si l'Occident soutient désormais ouvertement Sharaa en tant qu'autorité légitime, la  normalisation avec Israël, qui a longtemps semblé compromise, pourrait bien approcher du domaine du possible.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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